À travers le traitement différent des voix de Marianne et Lolla, c’est aussi le statut sémiologique de la séquence qui se joue. Il peut être intéressant en effet de faire référence à la « grande syntagmatique » élaborée par Christian Metz, pour montrer la particularité du montage garrelien. Dans l’incertitude sémiologique qui va se dessiner, ce sont les effets de sens de cette séquence qui vont pouvoir être tirés. Au sein des huit types segmentaux repérés par Christian Metz, un telle séquence qui tresse deux mini-séries de plans ne peut correspondre a priori qu’à deux types syntagmatiques : le « syntagme parallèle » ou le « syntagme alterné ». Mais, si l’on suit stricto sensu la définition que Christian Metz donne de la catégorie du « syntagme parallèle », cette séquence ne saurait lui correspondre. Dans le « syntagme parallèle », en effet
« le montage rapproche et entremêle en tresse deux ou plusieurs “motifs” qui reviennent par alternance, ce rapprochement n’assignant aucun rapport précis (ni temporel, ni spatial) entre les dits motifs, du moins au plan de la dénotation, mais ayant directement valeur symbolique (scènes de la vie des riches et scènes de la vie des pauvres, images de calme et images d’agitation, la ville et la campagne, la mer et les champs de blé, etc…). » 545
Certes, certaines caractéristiques de la séquence de J’entends plus la guitare ne sont pas sans résonner avec certains critères de la définition. Le rapport spatial entre les deux mini-séries est loin d’être précis et l’on ne sait exactement où Lolla et Martin se trouvent exactement par rapport à Marianne et Gérard. De même, le contraste, pour ne pas dire l’opposition qui se dessine entre les humeurs générales de chaque mini-série peut favoriser une lecture de la séquence sur un plan symbolique. Mais la présence « homéopathique » de la voix de Lolla dans le premier plan donnant à voir Marianne et Gérard est ici discriminante. Parce qu’elle permet d’affirmer avec certitude que les deux mini-séries participent d’un même espace-temps, elle révoque purement et simplement la possibilité de cette séquence d’entrer dans la catégorie du « syntagme parallèle ».
Il faudrait donc en conclure que cette séquence correspond à la catégorie du « syntagme alterné ». Mais Christian Metz définit la catégorie d’une manière qui ne va pas non plus sans poser problème :
« le montage présente par alternance deux ou plusieurs séries événementielles de façon telle qu’à l’intérieur de chaque série les rapports temporels soient de consécution mais qu’entre les séries prises en bloc le rapport temporel soit de simultanéité (ce qu’on peut traduire par la formule : “Alternance des images = simultanéité des faits”). » 546
Or, entre les deux mini-séries, même « prises en bloc », l’alternance des images n’est pas du tout égale à une simultanéité des faits. D’une mini-série à l’autre, les faits présentés à l’image 547 sont sans doute possible dans un rapport de succession. C’est là encore le son qui garantit la succession des images, précisément parce que la seule simultanéité qui a lieu entre les deux mini-séries se fait au plan sonore : c’est une véritable simultanéité, qui n’a pas besoin d’être inférée mentalement par le spectateur d’après une alternance de fait 548 . Les cris de Marianne, montés sur le visage de Martin (qui d’ailleurs semble réagir à ces cris) 549 , permettent ensuite de comprendre que les propos de Gérard, dans le plan qui suit, succèdent à ces cris et, par voie de conséquence, succèdent aussi à ce qui se déroulait sur la terrasse. Certes, on peut toujours dire que Marianne et Gérard se disputent pendant que Lolla et Martin prennent leur petit déjeuner, si l’on fait référence aux actions générales. Mais il ne s’agit plus alors exactement de ce qui est présenté sur la bande image et le problème du statut sémiologique de cette séquence reste entier. La séquence ne peut donc être rangée non plus dans la catégorie du « syntagme alterné ». Ni « syntagme parallèle », ni « syntagme alterné », sa nature reste indécidable.
Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 127.
Ibid., p. 130.
Il n’est pas inutile de rappeler que dans le cadre de la « grande syntagmatique », le terme image ne renvoie qu’aux images visuelles, « abstraction faite de l’élément sonore et parlé ». Cf. ibid., p. 122.
Pour illustrer la catégorie du « syntagme alterné », Christian Metz fait référence à un « exemple-type » (et qui a d’ailleurs l’inconvénient de rester théorique) : « images de poursuivants, puis image des poursuivis, puis images des poursuivants, etc… » Cf. op. cit., p. 130. Dans ce type de séquences, l’alternance est en effet une conséquence temporelle du médium cinématographique qui oblige, en ce qui concerne la bande image et si l’on met de côté le cas particulier du split-screen, à organiser une simultanéité en succession. C’est au spectateur à déduire mentalement de la succession la simultanéité et à songer que les poursuivis ne courent que parce qu’ils ont, en même temps qu’ils courent, des poursuivants à leurs trousses.
Alors que les cris de Marianne retentissent encore, Martin fait une sorte de grimace de malaise.