Chapitre V. Entre deux corps

« Un corps est une image offerte à d’autres corps, tout un corpus d’images tendues de corps en corps […]. »
Jean-Luc Nancy.

« Le cinéma ne finira jamais. Il suffit d’un corps » 551 , écrit Nicole Brenez à propos de Liberté, la nuit. Un tel propos pour catégorique qu’il soit, ou plutôt parce qu’il est catégorique, paraît faire obligation de s’intéresser à la dimension corporelle dans les films de Philippe Garrel. De toute façon, si l’on suit Antoine de Baecque lorsqu’il affirme, en une formule bazinienne 552 , que la « propriété ontologique et définitive du cinéma est d’enregistrer des corps », on ne peut qu’accorder attention au corps en cinéma. Il n’y a rien là d’étonnant puisque, comme le soulignait il y a quelque temps déjà Stéphane Bouquet, le « corps pour un temps semble avoir conquis la place », étant donné que ce que ce critique nomme « les théories nouvelles du cinéma » 553 n’auraient « presque plus que ce mot-là à la bouche. » 554

De fait, les situations entre deux personnes dans les films de la quatrième période sont en première instance, du point de vue de la réception spectatorielle, des « entre deux corps ». Ce à quoi le spectateur d’une situation entre deux personnes assiste avant tout, c’est à la co-présence de deux corps quand cette situation n’est pas tronquée visuellement et une fois que la co-présence a été construite. Deux corps de femmes, deux corps d’hommes, un corps d’homme et un corps de femme, deux corps d’adultes ou un corps d’adulte et un corps d’enfant. Les « entre deux personnes » peuvent d’autant plus s’imposer en tant qu’« entre deux corps » que nombre de situations de co-présence sont entièrement silencieuses, se satisfaisant du seul rapprochement et de l’interaction muette de deux corps dans un lieu. Rien d’autre alors n’est à voir que les attitudes, les postures et les manières d’interagir l’un envers l’autre de ces deux corps. Rien d’autre n’est à comprendre que ce qui émane des deux corps.

Il ne saurait s’agir ici de risquer une définition, voire même une conception du corps en cinéma. La question, infiniment problématique, hante la littérature sur le septième art et regorge de considérations antinomiques. Ainsi, pour Vincent Amiel, « les corps s’éloignent » sur nos écrans parce que « la chair […] disparaît de nos représentations électroniques », mais cette même chair palpite « encore dans la matière de la lumière » projetée que donne à voir les images tournées sur pellicule argentique 555 . Pour Jacqueline Nacache, au contraire, « au cinéma, pas de peau ni de chair ni de dehors-dedans » parce que l’acteur « n’est que fantôme, analogon électrique, vestige de quelque chose qui a vécu, bougé, souri, pleuré devant la caméra, mais dont il ne reste presque rien […]. » 556 Le corps est de toute façon chose incertaine – « nul ne sait ce que peut un corps », selon la formule, trop citée sans doute, de Spinoza 557 .

Mais parce que c’est ici le seul point de vue de la réception spectatorielle qui formera le socle des analyses, il n’est pas inutile de spécifier que le corps ne sera pas considéré du point de vue interne, comme cela peut être important pour un acteur de savoir comment il habite son corps et en fait l’outil de son travail d’interprétation. Il ne s’agira donc pas de chercher à retrouver les intentions expressives que les acteurs ont voulu transmettre à travers tel ou tel geste, tel ou tel acte, telle ou telle posture. Ceci explique qu’il ne sera pas fait référence ici à la notion de jeu d’acteur. Notion difficile et d’une très grande richesse, notion aussi encore à peine défrichée concernant le cinéma et dont des études récentes ont montré tout ce qu’elle pouvait laisser espérer de développements à venir, alors même que l’on se place uniquement du côté de la réception filmique 558 . Mais notion qui nous semble avoir l’inconvénient de ne jamais arriver à se débarrasser tout à fait de considérations intentionnelles et c’est pourquoi, ici, nous ne l’emploierons pas. Il ne s’agit pas par là d’oublier que, comme nous le disions en introduction, la direction d’acteurs constitue désormais l’essentiel des préoccupations de mise en scène de Philippe Garrel. Il s’agit au contraire de prendre au sérieux ce caractère primordial conféré à la direction d’acteurs sans tomber dans le travers de parler d’intentions dont le propre de l’analyste de la réception est de n’en rien savoir.

Ce sont donc des corps manifestes, des corps comme « simulacres fixés » 559 , des corps apparents et apparaissant, des corps se donnant à voir comme silhouettes cinématographiées qui seront considérés. Des corps vus et analysés en extériorité. En ce sens, le postulat analytique peut être dit ici béhavioriste 560 . C’est la puissance expressive du corps en tant qu’elle peut être extérieurement perçue, et non l’expression intérieure en tant qu’elle se sert du corps pour être transmise à l’extérieur, qu’il nous intéressera de comprendre et d’analyser. On n’oubliera pas, dans ces conditions, que si le corps se manifeste par des attitudes et des postures dans l’image, il possède avant cela des caractéristiques morphologiques qui participent de son expressivité propre. On n’oubliera pas non plus que, pour le regard en extériorité adopté ici, l’interaction qui s’établit entre deux corps ne renvoie pas d’abord à la psychologie des personnages, ni même à la sphère intersubjective, mais à une signifiance de leur « gestique » 561 .

Le présupposé d’ensemble qui gouverne ce chapitre est donc aussi celui de l’existence, dans les films de la quatrième période, d’un langage corporel ou plus spécifiquement d’une « écriture physique » pour reprendre une expression de Jean Narboni. Dans un article, « Le Lieu dit » 562 , consacré aux premiers longs métrages de Philippe Garrel, en particulier Marie pour mémoire et Le Révélateur, il observait en effet que dans ces films « une rigoureuse écriture physique se déploie dans l’espace […]. » Or une telle écriture physique n’en continue pas moins de conformer en partie, avec peut-être une égale rigueur, l’esthétique des films de la quatrième période même si elle ne prend plus les formes des attitudes asilaires, des postures maniéristes et des « élancements de douleurs » 563 . Francis Vanoye, en s’intéressant aux différents « corps de l’auteur » 564 , aux différents « doubles garreliens » l’a, à sa manière, largement mis en évidence. Ce langage corporel, cette « écriture physique », il est évidemment tentant concernant le cinéma de Philippe Garrel de les placer dans le sillage d’Antonin Artaud. Il s’agira bien, en tout cas, à travers la co-présence et les interactions entre deux corps de faire parler quelque chose comme ce « nouveau langage physique à base de signes et non plus de mots » qu’il exalte à de nombreuses reprises dans Le Théâtre et son double 565 . Il s’agira donc, pour reprendre une expression à Patrice Pavis, qui cite précisément cette formule d’Artaud, de faire parler, à travers l’analyse, ce qui a lieu entre deux « corps-matériaux » 566 . De voir du sens dans des « signes qui ne soient pas calqués sur le langage, mais retrouvent une dimension figurative. » 567

Notes
551.

Une telle formule vient en conclusion d’une analyse entièrement consacrée à l’enchaînement de trois plans dans Liberté, la nuit de Philippe Garrel. Cf. Nicole Brenez, « Liberté, la nuit » in Alain Bergala, Jacques Déniels et Patrick Leboulte (dir.), L’Encyclopédie du nu au cinéma, Crisnée, Yellow Now, 1991, p. 233. Repris in De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., pp. 361-363.

552.

Antoine de Baecque, « Le Lieu à l’œuvre, Fragments pour une histoire du corps au cinéma » in Vertigo n° 15, 1996, p. 11. Dans un opuscule, co-écrit avec Thierry Jousse, on peut s’apercevoir qu’Antoine de Baecque a conscience de s’inscrire par là dans un héritage bazinien et plus largement critique cher aux Cahiers du cinéma : « Dans l’histoire de la critique, c’est Jacques Rivette qui a beaucoup parlé [du corps], ainsi que Eric Rohmer, André Bazin. Ils ont travaillé sur le problème de l’incarnation au cinéma. Ils pensaient que le cinéma avait pour fonction d’enregistrer des corps. » Cf. Antoine de Baecque et Thierry Jousse, Le Retour du cinéma, Paris, Hachette, coll. « Questions de société », 1996, p. 116.

553.

Le vocable assez flou de « théories nouvelles » fait surtout référence ensuite au courant de l’analyse figurale des films initiée par Nicole Brenez.

554.

Stéphane Bouquet, « Pour une chorécinégraphie » in Cahiers du cinéma n° 522, mars 1998, p. 64.

555.

Vincent Amiel, Le Corps au cinéma, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1998, p. 1.

556.

Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma, Paris, Nathan, coll. « Nathan Cinéma », 2003, p. 11. Souligné par l’auteur.

557.

Baruch de Spinoza, L’Éthique, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993, p. 184.

558.

Sur ces questions dans le champ du cinéma, voir l’ouvrage de Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma, op. cit., pp. 47-67 (plus particulièrement) et l’article de Nicole Brenez, « Acting : Poétique du jeu au cinéma (1) » in Cinémathèque n° 11, printemps 1997, pp. 24-26.

559.

Rappelons que Michel Chion a pu définir le cinéma comme un « art de simulacres fixés ». Cf. Michel Chion, La Toile trouée, op. cit., p. 165.

560.

Pour autant, et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle nous mentionnons explicitement ce point, nous avons parfaitement conscience que, comme le souligne Michel Chion, ce serait une erreur grossière de croire que le cinéma est un art uniquement béhavioriste. Ainsi note-t-il : « Le cinéma est un art qu’à première vue on pourrait qualifier de béhavioriste puisqu’il nous montre des lieux, des corps, des comportements, des propos entendus, sans pouvoir écrire, comme le romancier omniscient classique : “il pensait que…”, “il ne se doutait pas que…”. En fait, le cinéma est plutôt pseudo-béhavioriste. Les plus simples procédés qu’il emploie se révèlent intensément porteurs d’une subjectivité en même temps qu’ils semblent nous montrer seulement l’extérieur des choses. Prenons l’exemple concret, typiquement cinématographique et impossible au théâtre, du gros plan sur le visage d’un acteur. Le découpage cinématographique nous dit alors ipso facto : “il se passait quelque chose à ce moment en lui…” avant même que l’expression visible sur le visage ne nous informe de ce qui se passe… » Cf. Michel Chion, « Scénario » in Encyclopedia Universalis, CD-ROM, France, 1999.

561.

Emmanuelle André, « L’Homme désaccordé. La gestuelle de Jerry Lewis » in Cinéma 04, automne 2002, p. 20.

562.

Jean Narboni, « Le Lieu dit » in Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968, p. 42.

563.

Art. cit., p. 42.

564.

Francis Vanoye, « Les Corps de l’auteur », art. cit., pp. 107-110.

565.

Antonin Artaud, Le Théâtre et son double (1964), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2001, p. 82.

566.

Patrice Pavis, « Corps » in Dictionnaire du théâtre, Montrouge, Dunod, 1996, p. 71.

567.

Patrice Pavis, op. cit., p. 71.