Positions figuratives : « aventure figurative » et muse blonde

Dans Le Cœur fantôme, il est notable que le personnage de Philippe, interprété par Luis Régo, petit, sec, osseux est presque toujours placé en situation de co-présence avec des corps d’adultes qui sont tous plus grands, plus massifs ou plus charnus que le sien. La prostituée, Annie, Justine, son père, sa mère, son voisin ou son ami sont autant de corps qui rendent la présence de Philippe plus fluette encore qu’elle ne l’est.Sur cette base iconique et figurative, le traitement filmique et les choix de mise en scène dans certaines mises en rapport morphologique paraissent délibérément accuser les différences entre Philippe et l’autre protagoniste avec qui il se trouve en relation. Lorsque le spectateur découvre Philippe en co-présence de sa mère, le fait qu’ils soient tous deux assis, l’un à côté de l’autre, bras croisés, devrait a priori engager à lire le travail de figuration interne à la séquence en termes de concordances et de ressemblances [séq. 5]. Mais ce sont au contraire les différences de morphologie qui s’imposent et qui frappent d’autant plus du fait de ces ressemblances. Alors que la mère, corps de femme d’une soixantaine d’années aux rondeurs marquées, est cadrée plein champ, quasiment face caméra comme pour mieux que s’impose sur l’écran « l’ampleur » de sa silhouette, Philippe se tient, lui, largement de profil (ce qui accentue le caractère anguleux de son physique), en amorce droite du cadre, comme s’il fallait rendre sa présence précaire pour accentuer un peu plus encore le caractère légèrement atrophié de son corps.

Constatant ce déficit morphologique dont est le plus souvent affecté Philippe, Christine Martin pouvait faire mine de s’inquiéter en ouverture de son article critique du film, en définitive très favorable :

‘« Trop petit, pas assez baraqué face au corps massif de sa femme Annie, racho et malingre dans les bras de sa nouvelle conquête Justine […], le protagoniste du Cœur fantôme est d’abord un corps falot. Perception immédiate à la lueur de laquelle une idée fausse va germer tout d’abord : il ne fait pas l’affaire. Mauvais recrutement ? » 576

À l’opposé de tout mauvais recrutement, le corps falot de Luis Régo marque, avant toute justification narrative, non seulement la singularité de ce personnage au sein du film – après tout, ce peut être une manière figurale de venir le désigner en tant que personnage principal, puisqu’il s’excepte de cette façon de tous les autres – mais elle met aussi et surtout en évidence sa position de figure en état de fragilité. À ce titre, il est remarquable que les seules autres figures en co-présence desquelles Philippe paraît vraiment plus imposant soient ses deux enfants, Camille et Lucie [par exemple, séq. 57 et séq. 60]. Seuls ceux qui sont des corps fragiles par nature – parce que petits, parce que profondément dépendants des adultes – paraissent plus fragiles encore que Philippe. Bien entendu, il faut ensuite tout le potentiel sémantique de la narration pour que cette position figurative de Philippe en état de fragilité prenne, selon l’expression convenue, tout son sens. Mais elle suffit seule à faire comprendre que, dans Le Cœur fantôme, la situation de Philippe n’est pas une situation de force.

À partir de cette position figurative principielle, c’est alors une modeste mais prégnante « aventure figurative » 577 qui se dessine pour le personnage de Philippe dans Le Cœur fantôme, de situations entre deux personnes en situations entre deux personnes. Elle avance selon une ligne de basse relativement continue, mais qui n’en produit pas moins des variations avant de prendre, dans le dernier quart du film, un tour plus favorable – fût-ce au détriment des autres figures. Pendant les trois premiers quarts du film, c’est en co-présence de Justine que la mise en rapport morphologique du corps de Philippe avec un autre corps paraît parfois se renverser en sa faveur. Alors que la « domination physique » de Justine sur Philippe est la norme – elle le dépasse d’une bonne tête, paraît plus carrée que lui – et atteint son point d’acmé lors du rêve où, telle une furie, elle le frappe en le traitant de chien [séq. 62], il peut arriver que Justine paraisse parfois la plus fragile, du simple fait que sa situation physique semble amoindrie par rapport à celle de Philippe. Ainsi, dans la séquence où Philippe, après être allé boire un café à l’extérieur, retrouve Justine toute habillée dans son lit en train de pleurer, c’est tout à coup le corps de cette dernière qui devient bien malingre : filmée à distance, quasiment bord cadre, largement enfouie sous une couette d’où ne dépasse que son torse, les épaules voûtées, l’allure de Justine est bien misérable, aux antipodes de la démarche plutôt élancée et du port droit qui la caractérisent à l’ordinaire [séq. 64]. Lorsque Philippe la rejoint sur le lit et se penche sur elle, avant de la prendre dans ses bras, il apparaît alors pour la première fois comme un corps protecteur 578 . Mais il faut attendre l’apparition onirique d’une vieille dame lors du dernier rêve de Philippe pour comprendre que quelque chose a changé dans Le Cœur fantôme concernant les mises en rapport morphologique de Philippe avec d’autres corps d’adultes [séq. 71]. Pour la première fois, il se retrouve en co-présence d’un corps adulte diminué 579 et dans un état de fragilité bien plus grand que le sien. On sait la capacité des rêves à nous laisser supposer qu’il leur arrive de préfigurer l’avenir 580 – et Philippe Garrel croit aux puissances du rêve 581 . Dans ces conditions, il paraît légitime de voir dans cette vieille dame une préfiguration du corps amoindri du père, mais transformé par le travail de rêve – lecture qui renforce la cohérence de l’aventure figurative de Philippe dans Le Cœur fantôme. En effet, le dernier corps avec lequel Philippe se retrouve en co-présence diégétique 582 est celui diminué de son père, ce qui ne manque pas d’être significatif [séq. 73]. Alors que le corps du père en imposait jusqu’à présent à Philippe 583 , il n’est plus désormais qu’un corps largement brisé. Au terme de son aventure figurative, en co-présence du corps en souffrance de son père, le corps de Philippe apparaît alors dans un état de robustesse que le spectateur ne lui connaissait pas : signe le plus visible que le Philippe qui sort du film est sans doute un peu moins fragile que celui qui y entrait.

Dans un même ordre d’idée, il est remarquable que, parmi toutes les femmes avec lesquelles Gérard se retrouve en situation de co-présence dans J’entends plus la guitare, seule Marianne soit blonde – d’une blondeur parfois presque blanche. À l’apparition de Thomas, son fils dont elle n’a pas la garde, le spectateur peut se rendre compte combien cette blondeur lui est un signe distinctif : lui aussi d’un blond éclatant, que rehaussent les rayons de soleil qui jouent dans ses cheveux, c’est d’abord figuralement que Thomas est le fils de Marianne dans J’entends plus la guitare [séq. 13]. Lolla, Linda, Aline et Adrienne sont toutes quatre nettement brunes, comme si elles étaient sur ce point les duplicata d’une seule et même figure féminine. Là encore, c’est le nombre et les ressemblances ou les différences qui s’instaurent entre toutes ces femmes lorsqu’on effectue une opération mentale de décalque des situations de co-présence qui fait ressortir comme une singularité figurative la blondeur de Marianne. Philippe Garrel ne manque d’ailleurs pas d’exploiter cette distinction capillaire au cours de trois situations entre deux femmes : Marianne en co-présence de Lolla dans la première époque du film [séq. 9], en co-présence de Linda dans la troisième époque, après qu’elle est revenue vivre auprès de Gérard 584 [séq. 28], et en co-présence d’Aline dans la cinquième et dernière époque [séq. 42]. Au cours de ces situations de co-présence, certains éléments ne paraissent pas avoir d’autres fonctions que de venir accuser cette différence figurative entre Marianne et les autres femmes. Ainsi, en co-présence d’Aline, Marianne, entièrement vêtue de noir, comme c’est le cas dans l’ensemble de la cinquième époque, se retrouve en tête-à-tête avec la nouvelle femme de Gérard qui arbore un pull totalement blanc, ce qui rend particulièrement contrastée la mise en rapport morphologique des deux femmes. De même, en co-présence de Linda, c’est cette fois la position des deux femmes l’une par rapport à l’autre qui renforce une différence déjà inscrite dans leurs cheveux. Alors que Marianne, qui n’a pas eu un mouvement pour venir accueillir Linda 585 , est allongée sur son lit, Linda, elle, se tient droite dans l’encadrement de la porte de la chambre. Quant aux différences qui semblent s’accuser entre Marianne et Lolla lorsqu’elles se retrouvent en situation de co-présence, Louis Skorecki, avec ce genre de formule qui caractérise son style critique et qui, sans être vraiment explicative, est très suggestive, peut évoquer une « vermeerienne » Johanna ter Steege (Marianne) et une « griffithienne » 586 Mireille Perrier (Lolla) – appartenances esthétiques dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles raccordent peu ensemble.

Que Marianne soit la seule femme blonde dans la mini-constellation de femmes avec lesquelles Gérard se retrouve en situation de co-présence ne suffit certes pas à faire comprendre au spectateur la puissance et la qualité de l’amour qui, dans J’entends plus la guitare, se développe entre eux dès lors que l’on déconnecte les personnages du substrat narratif dans lequel ils s’insèrent. Mais cela suffit à assurer figuralement à Marianne une position singulière et déterminante par rapport à Gérard. Sa blondeur fait d’elle l’exception féminine du film. Elle lui assure un caractère figuratif unique qui vaut marque d’élection. Par là même, il est inscrit dans son physique que, parmi toutes les femmes avec lesquelles il se retrouve en co-présence, Marianne est celle qui bénéficie auprès de Gérard du statut le plus singulier. Ainsi, la position figurative de Marianne surdétermine et peut-être conditionne le rôle que la narration lui assigne : celui de « muse » et « d’amour de la vie » 587 de Gérard.

Notes
576.

Christine Martin, « Cœur fantôme, corps prétexte » in La Lettre du cinéma n° 1 (sans éditeur). Christine Martin en tire la conclusion que, loin d’être une erreur de casting, la « silhouette fluette […] est là pour supporter la panoplie d’affects de son metteur en scène, guide et prolongement, Philippe Garrel. Il n’est pas là, mais on ne voit que lui flotter, comme un halo, par-dessus et autour de Luis Régo. L’acteur a une coupe courte pour supporter les cheveux léonins du réalisateur. Comme si chaque plan de Régo pouvait supporter une superposition, à l’image de ces poupées de carton, qu’on habille tantôt en marins, tantôt en enfants de l’autre siècle. C’est précisément en ange désincarné, avec son corps minuscule, que Luis Régo fait le poids. Ce qui apparaît, c’est l’omnipotence du metteur en scène, qui dans le confort de son art, s’offre un homme de paille pour faire le ménage du cœur et de la mémoire. »

577.

Nous empruntons cette expression d’« aventure figurative » à Emmanuelle André, qui l’emploie à propos du trajet figural de Letty dans Le Vent (USA, 1928) de Victor Sjöstrom. Cf. Emmanuelle André, « Corps dans Le Vent » in Cinergon n° 10, 2000, p. 36.

578.

On peut noter qu’une scène, dont on peut dire qu’elle sert de pendant à celle-ci, semble inverser strictement le rapport, renouant avec la ligne générale des mises en rapport morphologique du corps de Philippe avec les autres corps d’adultes : Justine, au lit avec Philippe, tient la tête de Philippe endormi sur ses genoux et lui caresse les cheveux en disant : « Mon amour, c’est toi. »

579.

Le corps de cette femme paraît d’autant plus diminué que Philippe la rêve en train de s’essouffler à monter des escaliers, quand son propre corps de rêve affiche une vélocité déconcertante pour les descendre.

580.

Cette puissance de préfiguration souvent accordée aux rêves est très fortement suggérée par un enchaînement de séquences antérieur à ce rêve dans Le Cœur fantôme. En effet, après s’être rêvé en présence de Mona, son ancien grand amour perdu, dans un train assez inquiétant, Philippe découvre le lendemain dans Libération qu’une catastrophe ferroviaire a eu lieu [séq. 21 à 23].

581.

Ce n’est évidemment pas le lieu de cette étude de développer ce point, mais on peut rappeler que le rêve joue un rôle majeur dans l’économie artistique de Philippe Garrel. Non seulement parce que de nombreux films donnent à voir des rêves – Rue fontaine, Elle a passé tant d’heures sous le sunlights, La Naissance de l’amour – ou parce que de nombreux autres paraissent relever d’une logique profondément onirique – Le Révélateur, Athanor –, mais parce que le rêve joue un rôle au cours de la réalisation même des films. Comme il le confiait à Serge Daney : « Le cinéma, c’est du travail manuel mais avec l’inconscient. Prenons un exemple. Je me suis aperçu, depuis plusieurs années déjà, que quand je commençais un film, je n’avais absolument aucun critère pour juger si ce que je faisais était bien ou non, parce que le film était encore immergé dans la vie. Donc, je dors chaque nuit, je rêve et je suis, si on peut dire, en reportage. Un reportage, qui n’est ni beau ni laid. Si la caméra tourne pour enregistrer les faits, c’est pour ainsi dire objectif. Là, j’ai une espèce d’inquiétude parce que je ne sais pas ce que vaut ce que je tourne. Pendant le tournage, un soir je m’endors et je rêve que je tourne. À partir de là, j’entre dans la seconde partie du film. Le cinéma a rejoint mon inconscient. Son champ imaginaire est forclos. C’est une observation que j’ai faite sur tous mes films. Maintenant, je sais et j’attends ce moment. Quand il arrive, je pense que le film ne pourra plus avoir une envergure plus large. » Cf. Serge Daney et Philippe Garrel, « Dialogue », art. cit., pp. 62-63.  

582.

Le dernier plan du Cœur fantôme montre certes une situation de co-présence entre Philippe et Justine, mais c’est une co-présence purement filmique puisque, assistant à l’enterrement du père, d’autres personnes se devinent hors-champ.

583.

Francis Vanoye note ainsi : « […] il y a […] quelque chose de chaplinesque dans la solitude du personnage, son aspect légèrement clownesque, [dans] sa façon de confronter sa petite taille, rencognée dans l’auto, au corps massif et au discours péremptoire du père (Maurice Garrel). » Cf. « Les Corps de l’auteur », art. cit., p. 107.

584.

On remarquera, en revanche, que jamais deux des femmes brunes ne sont montrées en co-présence, ce qui ne peut manquer d’accentuer l’effet fortement différentiel qui se dégage des mises en co-présence de Marianne avec une autre femme.

585.

Auparavant dans la séquence, Marianne était déjà assise en tailleur sur le même lit, en train de coudre, lorsque Gérard venait lui demander si Linda pouvait passer chez eux.

586.

Louis Skorecki, « J’entends plus la guitare » in Libération, 12 décembre 2002 (www.liberation.fr). On notera que seules ces deux actrices reçoivent de telles dénominations esthétiques sous la plume de Skorecki, alors que d’autres comédiens sont nommément cités (en particulier Brigitte Sy), ce qui tend à les opposer directement (opposition renforcée par le fait que c’est un photogramme de la séquence où les deux femmes sont en co-présence qui vient en illustration de l’article). Nous revenons dans le détail, dans le chapitre suivant, sur ce photogramme.

587.

À propos de Nico, dont on sait qu’elle est le référent du personnage de Marianne, Philippe Garrel pouvait dire : « Elle était ma muse, l’amour de ma vie. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 198.