Dans son compte-rendu critique du livre d’Anne-Françoise Lesuisse, Du film noir au noir, Emmanuelle André pouvait tirer pour conclusion de sa lecture de l’ouvrage que ce « que démontre en creux cette enquête est que l’analyse figurale se nourrit de présupposés narratologiques même si elle en renverse radicalement les propositions. » 588 Il faudrait évidemment en savoir plus long sur ce qu’Emmanuelle André entend par « propositions des présupposés narratologiques », ce que l’espace limité du compte-rendu ne lui permet pas de développer. Mais le constat d’Emmanuelle André ne manque pas de pertinence parce que l’analyse figurale, comme certaines analyses pointues d’Anne-Françoise Lesuisse le mettent en effet en évidence 589 , peut prendre le parti quelque peu paradoxal de s’ancrer dans quelques secondes filmiques au lourd poids narratif pour en déplier les puissances imaginales alors qu’il est dans la nature du tissu d’un récit de s’écouler dans le temps. Il nous semble cependant que nombreux sont les cas où l’analyse figurale peut se nourrir des présupposés narratologiques sans avoir nullement besoin d’en renverser les propositions – ce que le quatrième chapitre de cette étude s’appliquait déjà à développer.
C’est là qu’entre en jeu la deuxième manière d’envisager ce don du cinéma pour faire signifier les apparences corporelles qui consiste à se placer aux points de croisement de l’entremêlement du figuratif et du narratif. D’abord parce que la narration contextualise les corps et les rend vecteur d’une histoire qui en accentue la charge sémantique. Ensuite, dans un mouvement inverse mais corollaire au premier, parce que l’aspect des corps ne peut manquer d’incarner, au sens le plus fort du terme, les lignes de force de l’histoire à laquelle ils participent. C’est en ce sens surtout que la signification des apparences est « inévitable », selon le terme de Jacqueline Nacache : en prêtant son corps à un personnage et à une histoire, les caractéristiques physiques d’un acteur ne peuvent que se mettre à fonctionner au diapason de cette histoire.
C’est ainsi que, dans La Naissance de l’amour, la lourdeur physique que Lou Castel prête à Paul entre en syntonie avec un large pan de l’histoire de ce personnage. Accablé par le poids que représente pour lui la vie de famille, lassé de vivre auprès de Fanchon qu’il n’aime plus, le cœur en déshérence après qu’Ulrika lui a dit qu’elle ne l’aimait pas, Paul charrie avec lui un mal de vivre affectif et une pesanteur d’être que le corps fatigué et lourd de Lou Castel se charge d’incarner. Dans un même ordre d’idée, dans Le Vent de la nuit, le physique de Catherine Deneuve paraît parfaitement accordé à son rôle 590 – rôle écrit pour cette comédienne et qui, du point de vue de la position sociale (parisienne distinguée, vivant dans un grand appartement, fréquentant les lieux du luxe et pour qui l’argent n’est pas un problème), n’est pas sans entretenir quelques échos avec elle. Belle femme, mais dont la jeunesse est derrière elle, à même de provoquer le désir des hommes plus jeunes qu’elle mais qui voit désormais dans son âge plus une faiblesse qu’un atout, Hélène se devait d’être un corps féminin capable de convaincre le spectateur de par son seul physique de sa capacité à susciter les attirances masculines tout en affichant les signes d’un prestige corporel qui commence à se conjuguer au passé. De ce point de vue, on sent bien que le physique des années 90 de Catherine Deneuve intervient dans Le Vent de la nuit chargé, au sens presque énergétique du terme, de l’image auratique qui reste attachée à l’actrice à travers ce que furent ses rôles et sa vie : celle d’une star à la somptueuse beauté, capable sur son seul physique d’inspirer la fascination. Point n’est alors besoin au récit du Vent de la nuit d’argumenter sur le pouvoir de séduction de cette femme : il s’agit d’un fait constitutif du cinéma français et même du cinéma tout court. Ce sont au contraire les quelques atteintes que son physique commence à subir que le récit met en exergue à travers la bouche même d’Hélène [séq. 47]. Par là même, on ne peut exclure dans Le Vent de la nuit que la tentative de suicide d’Hélène ne soit pas en partie conditionnée par une terreur du personnage à voir flétrir sa beauté.
Emmanuelle André, « Du film noir au noir » in Cinéregard, revue en ligne de la Bifi (www.bifi.fr).
Cf. plus particulièrement la troisième et la cinquième « séquences analytiques » de l’ouvrage.
En renfort d’un tel constat, Philippe Garrel peut dire : « Dans un scénario, les personnages sont surdéterminants ; on est bien obligé de choisir des acteurs qui, en plus de savoir jouer, sont les personnages. […] Lorsqu’on s’interroge sur le fait qu’un acteur est ou n’est pas le personnage, il arrive souvent que l’acteur se sente remis en question. En fait, pas du tout. Ce n’est pas lui qui est en cause, mais le fait qu’il est ou n’est pas le personnage. » Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., pp. 35-36. Souligné par l’auteur.