Si un tel entremêlement du narratif et du figuratif intéresse particulièrement cette étude, c’est parce qu’il trouve dans certaines situations entre deux corps et les mises en rapport morphologique qu’elles permettent un terrain d’expression idoine. Dans la co-présence et la confrontation des caractéristiques propres à chacun des deux corps, la nature de la relation qui se tisse entre les deux personnages, et que la narration se charge d’expliciter, paraît d’une certaine manière pouvoir se lire à même la mise en rapport morphologique des deux personnages. De ce fait, il semble y avoir une forme d’incarnation ou de réification du rapport, qui tend alors à rejoindre pour le spectateur le champ des phénomènes visibles – sans bien entendu se faire exactement visible.
Dans cette perspective, le rapport qui se tisse entre Paul et Serge dans Le Vent de la nuit offre l’un des cas les plus lisibles parce que la mise en rapport morphologique qui se décline et se répète à travers les diverses situations de co-présence entre Paul et Serge trouve à s’effectuer entre deux corps de deux générations différentes. Philippe Garrel a pu insister sur l’idée que dans Le Vent de la nuit, Hélène, Serge et Paul représentent trois milieux sociaux différents 591 . De même, les critiques ont pu souligner que les trois acteurs provenaient de trois milieux différents du cinéma 592 . Autant d’éléments qui sont en effet importants et rendent possible une lecture stratifiée du Vent de la nuit. Mais dès l’instant où l’on se concentre sur la relation qui unit les deux hommes sans doute est-ce leur ancrage dans des générations 593 différentes qui devient déterminant pour une analyse en situation de réception.
Comment qualifier la teneur générale du rapport qui se tisse entre Paul et Serge dans Le Vent de la nuit ? C’est un rapport déséquilibré. À quoi tient ce déséquilibre ? En grande partie à la génération 594 à laquelle Serge appartient et pour laquelle Paul nourrit une admiration à peu près sans limite, parce qu’elle est nimbée pour lui d’une aura de révolution (mai 68) et d’expériences de drogues hallucinogènes qui lui semblent infiniment plus planantes que les « becs Bunsen » 595 auxquels en sont réduits ceux de sa propre génération. Cette aura qui serait l’apanage de sa génération, Serge ne fait rien pour la dissiper aux yeux de Paul. Il l’entretient au contraire, peut-être sans en avoir conscience, en s’affichant comme une sorte de survivant, déconnecté du présent, lesté d’un passé qui fait légende. Si le passé de Serge fascine tant Paul, c’est que Serge, aux yeux du jeune homme comme à ses propres yeux, n’est pas : il a été 596 . Par là même, autant que deux personnages, il n’est pas excessif de considérer que ce sont aussi et peut-être surtout deux temporalités qui sont en relation quand Serge et Paul sont en co-présence.
Sur cette base, la nature des mises en rapport morphologique entre Paul et Serge apparaît comme une traduction de cette relation intergénérationnelle déséquilibrée, qui flirte avec un côté caricatural délibéré et assumé de la part de Philippe Garrel 597 . La question n’est pas ici de dire que les deux acteurs ont l’âge de leur personnage – ce qui pour le cas de Xavier Beauvois est d’ailleurs discutable 598 – et que le physique de Daniel Duval est plus vieux que celui de Xavier Beauvois. La question est bien plutôt de remarquer que l’admiration que Paul voue aux gens de la génération de Serge place ce dernier dans une situation d’ascendant que relaie et transcrit un ascendant physique particulièrement manifeste, tant il est marqué à gros traits. Daniel Duval arbore, en effet, un visage have et buriné, aux airs perpétuellement sombres, un corps sec et musclé et une démarche volontaire qui semblent s’être forgés au contact d’une existence dure. Ils concordent avec ce que le personnage de Serge laisse filtrer de son passé. Serge est le survivant et le revenant d’une vie chargée en états de défonce (alcool et drogues), en mutilations extrêmes (les électrochocs) et en souffrances affectives insurmontables (le suicide de sa femme). Le corps tout en tensions contenues de Daniel Duval, qui exprime une sorte d’énergie noire, paraît les rendre présentes à même la représentation. À travers ce corps, ce n’est pas la notion d’âge qui compte : c’est celle d’expérience de douleurs, pour la plupart très précisément liées à l’appartenance à une génération 599 . Le corps de Serge, pour reprendre une expression d’Hélène Cixous, est un « corps stigmé » 600 . À ses côtés, le corps de Paul n’apparaît pas tant comme un corps plus jeune que comme un corps qu’aucune expérience n’est venu façonner de manière aussi déterminante. Hésitant encore sur le tour qu’il doit donner à sa vie, traînant dans « l’âge des possibles », Paul présente un corps frappé au sceau de « l’être qui se cherche encore ». La démarche un peu incertaine, la silhouette légèrement voûtée donnant parfois le sentiment d’un corps animé d’un mouvement d’involution, le visage aux joues presque rondes et souvent rosissant, porteur d’airs admiratifs pour la personne de Serge, en co-présence de ce dernier le corps de Paul ne fait guère le poids, comme manquant de lest. C’est un corps en manque d’expériences de vie. À la surface de ces deux corps quand ils se retrouvent en co-présence, c’est finalement l’abîme qui sépare un corps forgé par l’Histoire et un corps encore en mal d’Histoire qui se donne à lire.
Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 36.
Ibid., p. 36.
Cette question de l’appartenance générationnelle de Paul et de Serge est un point sur lequel Philippe Garrel s’arrête, même si c’est surtout pour insister sur l’incapacité dans laquelle il se trouve de savoir ce que peut penser un jeune homme de la génération de Paul : « J’aurais […] été bien embêté pour dire l’exacte nature des pensées d’un jeune homme de cette génération. Comme je ne pouvais pas parler pour lui, il est peint de manière extérieure par rapport à la fiction. » Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 38.
Philippe Garrel considère que le personnage de Serge pourrait être représentatif de sa génération. Cf. ibid., p. 38.
Paul dit à Serge : « Le crack, c’est un truc… heu… tu décolles pas vraiment… C’est une espèce de bec Busen qui s’allume dans le cerveau… » [séq. 21].
Comme il le dit explicitement à Paul : « Tu crois que les gens de ma génération sont restés coincés dans leur jeunesse, et qu’ils n’en bougent plus ? J’ai l’impression de devenir fou. J’vois plus le monde comme il est mais plutôt comme il était… » Puis, peu après, en réponse à Paul qui lui demande s’il ne boit jamais d’alcool, Serge a cette phrase symptomatique : « J’ai bu. » [séq. 17].
Cet aspect caricatural concerne essentiellement le personnage de Paul. Philippe Garrel explique ce choix de la caricature par des déterminations propres à la position de Paul à l’intérieur du récit, en une conception presque structuraliste de sa trame narrative : « Le personnage du jeune homme est traité avec un certain humour ; Paul a les dents longues, et il est l’objet d’une cristallisation venant d’une femme plus âgée. Il est aux côtés de cet architecte parce que, pour lui, trouver du travail est plus important que cette relation avec Hélène. Je voulais faire le dessin d’une cristallisation amoureuse, celle d’une femme sur un personnage plus jeune et plus médiocre qu’elle. […] Le personnage du jeune homme a moins d’envergure, à cause de la place qu’il occupe dans l’histoire (à savoir : être le sujet d’une cristallisation, et parce qu’il ment sur sa situation réelle en affirmant qu’il est sculpteur alors qu’il est encore étudiant). […] À cause de la trame, je devais peindre le jeune homme d’une manière différente, non de manière idéale, mais légèrement caricaturé […]. » Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 38. Il nous semble cependant que l’absolue fermeture sur lui-même que présente le personnage de Serge n’est pas non plus exempte d’un certain aspect caricatural qui, loin de rendre le personnage ridicule, en appuie les traits saillants et les lignes de force.
Le personnage de Paul, encore étudiant aux Beaux-arts et qui projette de se reconvertir dans l’architecture, est sans doute plus jeune de quelques années que l’acteur Xavier Beauvois.
De ce point de vue, il est tout à fait symptomatique que Serge tienne à ce que les électrochocs qu’il a subis soient la conséquence directe de son engagement révolutionnaire en mai 68 [séq. 14].
Hélène Cixous et Jacques Derrida, « Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques Derrida et Hélène Cixous » (recueilli par Aliette Armel) in Magazine littéraire n° 430, avril 2004, p. 27.