Une loi figurative

C’est sans doute avec Le Cœur fantôme que l’entremêlement du narratif et du figuratif trouve son point de plus haute conjonction parce qu’à travers les mises en rapport morphologique de certaines figures humaines un pan essentiel du récit ne paraît plus seulement trouver une traduction figurative, comme c’est le cas entre Serge et Paul dans Le Vent de la nuit, mais semble, en un mouvement inverse, figuralement conditionné par elles. Quelque chose comme une inéluctabilité corporelle se dessine, qui ne manque pas de sécréter au sein du film une forme certaine de déterminisme unheimlich. Ou pour le dire autrement, c’est quasiment l’éclatement de la famille de Philippe qui semble « génétiquement » être écrite et inscrite d’une manière inévitable à même les corps. En somme, les caractéristiques morphologiques semblent dicter leur loi figurative au récit. Il est important de souligner dans le cadre de cette étude que cette loi que les corps feraient peser sur la narration filmique trouve à s’exacerber à travers deux situations entre deux personnes construites comme des pendants, où se donnent à apprécier entre les corps des « échos iconiques » 601 ou au contraire des différences iconiques, lesquels, étant donnée la nature du récit, finissent par devenir assez troublants.

Pour mettre en évidence l’importance de ces situations entre deux personnes dans la mise en relief de cette loi figurative, il convient au préalable de restituer le tableau figuratif général de la famille de Philippe. On peut remarquer, en effet, que Philippe Klein a des enfants qui lui ressemblent fortement d’aspect et de silhouette extérieure – et le fait que Lucie Klein soit aussi Lucie Régo dans la vie ne fait que renforcer cette stratégie de la ressemblance père-enfants. Les caractéristiques physiques communes abondent entre les trois, au point qu’il serait presque tentant de parler de clonage figuratif. Entre leurs visages se tissent des analogies : même regard sombre planté dans des yeux noirs, même chevelure épaisse et foncée, même profil droit et affûté, même linéaments fins et nettement dessinés sur une forme générale ovale. Des visages qui « sculptent » des airs proches, les sourires de Lucie faisant écho à ceux de son père quand les expressions concentrées de Camille ne sont pas sans rappeler celles de Philippe lorsque celui-ci peint. Philippe Garrel insiste sur ces ressemblances, et les accuse, en filmant les trois visages dans des conditions identiques : filmés en gros plans, endormis, ces visages posés contre les draps blancs des lits qui les accueillent, s’associent et s’évoquent l’un l’autre [par exemple, séq. 9 et séq. 16]. Aussi, malgré tous les départs, tous les éloignements, tous les « abandons », Philippe est indéfectiblement uni à ses enfants : il leur est attaché, « accroché » comme il le souhaite 602 et ne semble pas le voir. Chez les Klein, Annie, au contraire, détonne dans ce concert des ressemblances. Chevelure claire et frisée, visage plutôt rond aux formes elles-mêmes arrondies, femme de forte stature et musclée, son physique semble vouloir protester contre les signes de l’hérédité et le retour continuel du même.

On aura donc compris que le drame de la séparation auquel est soumis cette famille dès les premières minutes du récit paraît écrit dans les ressemblances et différences entre ses membres. A fortiori si l’on a en tête que, dans les films de la quatrième période, la famille est le règne du « même ». Jacques Aumont constatait, sur la base de ce qui se dit 603 dans La Naissance de l’amour, que la famille garrelienne « se caractérise par l’indistinction absolue » 604 , par une sorte de main mise du « même ». C’est déjà ce qu’exprimait Aline dans J’entends plus la guitare, en s’aliénant à son fils Ben et désirant faire bloc avec lui : « Ben et moi, c’est la même chose » [séq. 50]. Il n’est guère étonnant à ce compte là que le Père dans Le Cœur fantôme ait cette parole, en parlant de ses enfants à Philippe : « sauf que toi, c’est aussi eux. » [séq. 69] Or, loin d’être un thème abstrait, cet « aussi eux », dans l’analogie des visages entre Philippe et ses enfants, devient une figure concrète qui semble dicter le devenir de la narration. Alors, le corps différent, hétérodoxe d’Annie – corps de l’altérité – qui n’intègre pas ce cadre rigide de l’échange de la « mêmeté », semble nécessairement appeler, comme par souci de trouver son alter ego et son « même », le corps de Moand qui lui ressemble (tuilé de muscles et aux traits du visage arrondis) et pour lequel elle laisse parler son amour et son désir.

Les deux situations de co-présence qui se répondent dans Le Cœur fantôme et qui, à travers les mises en rapport morphologique, entérinent la loi figurative que les corps semblent faire peser sur le récit sont alors celles où Annie et Philippe, puis Annie et Moand sont couchés ensemble [séq. 7 et séq. 16]. C’est la similarité des deux situations qui active ici un important effet de correspondances et le fait que, à quelques séquences de distance, les deux couples partagent le même lit. Il est notable aussi que, dans le lit, Annie occupe chaque fois la même place, à la droite des deux hommes : un tour de vis est ainsi donné au jeu d’échos qui s’institue entre les deux séquences. Mais les différences entre les deux situations ne sont pas moins notables, lesquelles vibrent en accord avec les affinités ou « dysaffinités » si lisibles à même les corps. Ainsi, les fonctions narratives des deux séquences paraissent symétriquement inversées : alors qu’Annie et Philippe constatent que tout est fini entre eux, Moand et Annie sortent eux de leur premier moment d’amour physique. De même, sur le plan de la mise en scène, alors que dans la première séquence Annie et Philippe se tiennent largement à distance l’un de l’autre et sont tous deux vêtus (alors même qu’Aline est déjà enfouie sous les draps) comme pour signifier qu’il ne saurait plus y avoir entre eux aucune érotisation possible de l’« entre deux corps », Moand et Annie eux sont nus ou, en ce qui concerne Annie, simplement vêtue d’un soutien-gorge, et collés l’un à l’autre, Moand entourant fermement de son bras droit le cou d’Annie. À travers ces contextualisations si différentes, la valeur des mises en rapport morphologique éclatent. Autant le corps d’Annie et le corps de Philippe apparaissent physiquement comme deux aimants qui se repoussent, autant ceux de Moand et d’Annie paraissent s’attirer inexorablement. Le visage rond d’Annie, tacheté de rougeurs, ses cheveux couleur paille et son buste massif et immobile paraissent « désaccordés » 605 avec le physique de Philippe, plus gringalet et plus brun, aussi bien par les cheveux que par une certaine noirceur inhérente à son visage. Tout au contraire, les boucles d’Annie et les formes circulaires de son corps paraissent accordées aux cheveux frisés de Moand et à son corps tout en robustesse. La loi figurative a opéré par l’entremise du récit : Annie, avec Moand, a trouvé son « même ».

Notes
601.

L’expression est de Jacques Gerstenkorn. Cf. Jacques Gerstenkorn, La Métaphore au cinéma, op. cit., p. 51.

602.

Philippe dit à son ami au café, après que celui-ci lui a demandé si c’est Annie qui a commencé à être infidèle : « Ouais… Mais je m’accrochais, hein, pour les petits… » [séq. 55].

603.

Paul dit à Fanchon, dans la première séquence où ils sont en co-présence : « Toi, moi, Pierre, elle, c’est la même chose. » Plus tard, s’emportant contre son fils Pierre, Fanchon pourra lui dire : « Toi et nous, c’est la même chose. » [séq. 10 et séq. 25].

604.

Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 141.

605.

Pour reprendre un terme au titre du premier court-métrage de Philippe Garrel : Les Enfants désaccordés.