Analyse de la définition de l’interaction

Il convient d’être attentif aux termes de la définition. Si la distinction entre le premier niveau et le deuxième niveau de l’interaction (plus générique et qu’on peut nommer situation d’interaction pour le distinguer du premier) est claire, il paraît important de souligner qu’une interaction pour Erving Goffman est quelque chose de plus subtil qu’un jeu d’actions et de réactions, si l’on entend par là que chacune des personnes en présence est uniquement responsable des ses actions propres. Ce qui fait la matière d’une interaction dit Erving Goffman, c’est « à peu près l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives ». Le caractère approximatif de la locution « à peu près » dont Erving Goffman pare sa définition dit en lui-même la difficulté qu’il y a à rendre compte du concept d’interaction sous la forme synthétique d’une définition. En l’espèce, cet « a peu près » ne trahit pas un manque de précision mais le souci, constant chez Goffman, de signaler le plus haut degré de précision qu’il est possible d’atteindre. Néanmoins, parler de partenaires, c’est clairement laisser entendre que chacune des personnes en présence est entièrement engagée non pas seulement dans ses actions mais dans l’ensemble de la situation d’interaction. Aussi parler d’influence réciproque des actions plutôt que d’actions et de réactions, c’est avancer l’idée que dans le déroulement d’une interaction les actions inhérentes à chacun des partenaires ne sont plus des actions isolées, mais sont entièrement déterminées par la situation d’interaction. Sur le plan théorique, agir au cours d’une interaction, c’est en réalité toujours interagir.

Trois conséquences essentielles découlent d’une telle définition. Premièrement, au cours d’une situation d’interaction, et comme le préfixe inter- le met en évidence, c’est la dimension de l’entre-deux qui devient fondamentale. Se lancer dans l’étude des interactions, c’est avant tout porter l’attention sur l’inter- : ce qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre des partenaires, mais les implique tous deux. C’est la raison pour laquelle on peut dire avec Isaac Joseph que « l’interactionnisme n’en finit pas de redécouvrir ce paradoxe : la présence à la situation implique le sacrifice de l’identité. » 608 C’est qu’il ne s’agit pas d’envisager des sujets-monades, mais des interactants au sens plein du terme. Prendre la pleine mesure de l’interaction, c’est alors la considérer dans une dimension d’unicité : c’est l’envisager fondamentalement comme un site, générant un ordre conformant l’agir des partenaires. « L’hypothèse de l’enchevêtrement des lignes d’interaction n’est pas pure et simple sophistication : elle vise à restituer le primat de la situation d’interaction, du site, sur ce qui s’y déroule. » 609 C’est l’une des raisons pour lesquelles Erving Goffman peut invoquer, au sens le plus fort du terme, « un ordre de l’interaction » 610 , concept qui forme l’une des pierres d’angle de sa microsociologie. Ainsi, s’intéresser aux interactions, c’est opter pour « un parti-pris méthodologique qui consiste à distinguer le comportement et l’acteur pour rapporter le comportement au site, c’est-à-dire à l’espace-temps de l’interaction. » 611

Mais, et c’est la deuxième conséquence, si agir au cours d’une interaction c’est nécessairement interagir, l’interaction fait en premier lieu, briller au cœur de l’entre-deux la dimension du lien – théoriquement du moins. À ce titre, il est symptomatique qu’Isaac Joseph dresse, sans la développer mais de manière suggestive, une équivalence entre interaction et lien 612 . Puisqu’au cours d’une interaction les partenaires de l’interaction exercent sur leurs actions respectives une « influence réciproque », c’est cette dimension de la réciprocité qui marque l’interaction au sceau du lien. Dans ces conditions, s’intéresser aux interactions corporelles, c’est avant tout avoir pour tâche de bien marquer ce qui rend sensible cette dimension du lien. Ce n’est pas privilégier les écarts de route des partenaires par rapport à l’économie de l’interaction. Ce n’est pas d’abord se laisser fasciner par les « malaises dans l’interaction » 613 . C’est au contraire focaliser son attention sur tout ce qui, dans les attitudes des partenaires, marque non pas seulement un engagement (notion qui témoigne d’une volonté consciente et pensée), mais une simple appartenance au site de l’interaction, telle que les partenaires de l’interaction peuvent très bien ne pas avoir conscience de cette appartenance. À la limite, plus une action fait briller l’ordre de l’interaction sans même que l’exécutant de cette action en ait conscience – action en forme de lapsus en somme – plus elle est sans doute intéressante pour une analyse des interactions.

Troisièmement, si agir au cours d’une interaction c’est nécessairement interagir, c’est alors à ce qu’Erving Goffman nomme les « relations syntaxiques » entre deux corps qu’il faut s’intéresser. L’hypothèse qu’il pose en introduction des Rites d’interactions peut d’ailleurs être reprise ici in extenso : « Dans ce livre, je pose en hypothèse qu’une étude convenable des interactions s’intéresse, non pas à l’individu et à sa psychologie, mais plutôt aux relations syntaxiques qui unissent les actions des diverses personnes mutuellement en présence. » 614 Parce que l’analyse entend ici d’abord avoir affaire à des corps cinématographiés plutôt qu’à des personnages porteurs de psychologie, le matériau analytique sera donc constitué de relations syntaxiques presque pures. Sur cette base, on peut présupposer que l’ordre de l’interaction et le caractère nécessairement interagi d’une action se déroulant au cours d’une interaction ne sont jamais plus sensibles que lorsque les partenaires de l’interaction adoptent pour socle commun une même relation syntaxique générale : ce qu’on peut décider de nommer une attitude mutuelle. Non pas que les partenaires agissent exactement de la même manière, par un effet de mimétisme burlesque. Mais la nature de la situation les amène à réaliser globalement au cours de l’interaction un même type d’action, comme de marcher côte à côte par exemple.

Notes
608.

Op. cit., p. 57.

609.

Ibid., p. 54. Souligné par l’auteur.

610.

Erving Goffman, « L’ordre de l’interaction » in Les Moments et leurs hommes, Paris, Seuil, Minuit, 1988, pp. 186-230.

611.

Le Passant considérable, op. cit., p. 55.

612.

Ibid., p. 64. C’est déjà ce que constatait nombre de microsociologies, dont celles de Gabriel Tarde, de Georges Simmel et d’Erving Goffman. Dans son ouvrage qui s’inscrit dans le sillage de ces trois microsociologies Isaac Joseph avance l’idée qu’elles « s’accordent sur trois points » dont le premier est précisément que « la donnée élémentaire de l’analyse sociologique » une fois posée la co-présence « est un lien, une interaction. »

613.

Isaac Joseph, ibid., p. 93 (mais plus globalement tout le chapitre 7).

614.

Erving Goffman, Les Rites d’interaction, op. cit., p. 8. Parce que son objet d’étude est la diversité des formes que peuvent prendre les interactions sociales, Erving Goffman n’en infléchit pas moins immédiatement son postulat vers une reprise en compte des différentes dimensions qui façonnent les individus : « Néanmoins, puisque les matériaux ultimes sont l’œuvre d’individus agissants, il est toujours raisonnable de s’interroger sur les qualités générales qui permettent à cet individu d’agir de la sorte. »