Contourner l’écueil à l’analyse des interactions

L’un des écueils majeurs qui menace toute étude des interactions est la diversité infinie des formes que peuvent prendre ces interactions. À ce titre, Erving Goffman lui-même n’a pas manqué de se trouver aux prises avec une telle difficulté et Isaac Joseph dans Le Passant considérable peut remarquer à juste titre que :

‘« La Mise en scène de la vie quotidienne a du mal à ne pas devenir aussi riche en observations et distinctions qu’une casuistique. Tâche infinie d’une sociologie des circonstances qui s’épuise à suivre la prolifération des types et des situations […]. » 615

L’étude des interactions est guettée par l’aporie des particularismes et en toute logique, comme Nicole Brenez en faisait la proposition à propos du jeu de l’acteur, il faudrait en l’espèce inventer une « science impossible » : une « science de l’unique. » 616 Bien entendu, dès lors que l’analyse ne prend pas pour objet d’étude la réalité sociale mais porte sur un corpus d’œuvres déterminées et sur un nombre fini de situations d’interactions, comme c’est le cas avec la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, la difficulté se trouve en partie réduite. Mais en partie seulement parce que le corpus demeure ici assez vaste et le nombre des situations d’interaction entre deux personnes assez élevé pour que la litanie des différenciations puisse toujours menacer.

Dès lors, quel parti pris adopter pour tenter de contourner d’emblée une telle difficulté à travers l’étude des interactions entre deux corps dans les films de la quatrième période ? Paradoxalement, c’est encore Erving Goffman, mais le Goffman des Rites d’interaction, qui nous semble souffler la solution, lorsqu’il peut résumer de cette manière son objet d’étude : « Ainsi donc, non pas les hommes et leurs moments ; mais plutôt les moments et leurs hommes. » 617 Dans la logique de pensée d’Erving Goffman, partir des moments plutôt que des hommes qui participent à ces moments, c’est entériner une approche des interactions qui réduise la psychologie, inévitable, à la portion congrue 618 . Mais partir d’abord des moments plutôt que des hommes qui participent à ces moments, c’est aussi se donner la possibilité de réduire quelque peu le particularisme de chaque interaction, toujours redoublée par l’unicité des hommes qui l’incarnent, pour mettre en premier lieu l’accent sur les correspondances qui peuvent se tisser entre ces moments. Il ne s’agit pas par là de se lancer automatiquement dans une analyse comparative de ces différents moments. Il s’agit seulement de remarquer que certains moments entretiennent des points communs situationnels et interactionnels assez marqués pour que l’étude porte prioritairement sur l’analyse de certains de ces moments.

Notes
615.

Isaac Joseph, op. cit., p. 71.

616.

Nicole Brenez, « Acting », art. cit., p. 26.

617.

Erving Goffman, op. cit., p. 8.

618.

« Nous n’éviterons pas la psychologie, mais une psychologie dépouillée et étriquée qui convient à l’étude sociologique des conversations, des rencontres de hasard, des banquets, des procès, des flâneries. Ainsi donc, non pas les hommes et leurs moments ; mais plutôt les moments et leurs hommes. » Ibid., p. 8.