Attitudes mutuelles : exhibition de l’a-corps mininal

Dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, nombre de moments entre deux personnes entretiennent des points communs du point de vue des interactions. Les films de la quatrième période ne cessant de « recommencer » les mêmes situations dramatiques – en réalité les mêmes types de situations dramatiques – il en découle que les interactions se déroulant au cours de ces situations entretiennent plus d’une correspondance – comme l’analyse des séquences de rencontre amoureuse pouvaient déjà le mettre en évidence. Les moments paraissent clairement, dans cette perspective, primer sur leurs hommes. Par ailleurs, dans le vaste champ des interactions corporelles, il est frappant de constater que Philippe Garrel multiplie les situations entre deux personnes qui provoquent, en raison de la structure même de la situation, des comportements comme en miroir de la part des protagonistes : c’est-à-dire ce que nous avons pris le parti de nommer des attitudes mutuelles. C’est ainsi que converser en face-à-face ou côte à côte, se retrouver mutuellement assis dans un lieu, dans le métro ou en voiture, s’embrasser, marcher côte à côte, être couché ensemble dans un même lit sont des attitudes mutuelles fréquentes dans les films de Philippe Garrel. Comme si Philippe Garrel souhaitait rendre sensibles à travers elles l’ordre de l’interaction et la conformation à la dimension du lien qui lui est inhérente.

Dans la deuxième séquence de La Naissance de l’amour, une telle situation d’attitudes mutuelles se donne à voir. Après être sortis l’un après l’autre de chez Marcus et Hélène, Paul et Marcus marchent côte à côte dans la rue, précédés en travelling arrière par la caméra. Les deux hommes, tout en conversant, se déplacent au même rythme, comme mutuellement portés par la musique de fosse mélancolique qui se fait entendre, donnant l’impression de marcher d’un même pas, très strictement parallèles l’un à l’autre. Si l’attitude mutuelle des deux hommes est ici très prégnante, c’est que rien dans leur comportement ne vient parasiter la mise au premier plan d’une communauté de comportement : aucun arrêt, aucun écart, aucune action d’envergure annexe à l’attitude mutuelle ne vient en perturber le déroulement. Marcus et Paul paraissent au contraire pris en écharpe dans un même mouvement commun, comme s’ils étaient eux-même placés sur le chariot de travelling de la caméra qui les devance et paraît, par-là, insuffler à la séquence sa dynamique générale. La relation syntaxique globale qui s’instaure entre les deux corps paraît alors exprimer un accord tacite entre les deux hommes : ce que, étant donné que la seule dimension corporelle compte pour nous, on est tenté de nommer un a-corps. En deçà de ce qui se dit au cours de la conversation où Marcus confie à Paul les conditions dans lesquelles s’est déroulée sa rencontre avec Hélène, les corps paraissent tenir une autre forme de discours, en rien antinomique avec la teneur de la conversation, mais différent : celui d’une entente et d’une coopération dans l’interaction corporelle [Planche XIV].

Il faut tout de suite préciser deux points essentiels. Premièrement, l’a-corps qui peut se dessiner au cours d’une attitude mutuelle ne vient signifier pour nous qu’une volonté de coopération générale des deux protagonistes à l’ordre de l’interaction. Il se peut fort bien que, sur le plan dramatique, la relation qui se dessine entre deux personnages soit surtout génératrice de tension. Mais il n’en demeure pas moins que, sur le plan de l’ordre de l’interaction, l’attitude mutuelle manifeste une coopération dans l’interaction. Dans J’entends plus la guitare, par exemple, lorsque Aline et Marianne se retrouvent au café, les deux femmes sont assises l’une en face de l’autre [séq. 42]. La tension est perceptible et le « clash » intervient vite. Mais le seul fait qu’elles adoptent une attitude mutuelle montrent qu’elles coopèrent globalement un temps à l’interaction sous la forme d’un a-corps. Deuxièmement, il convient d’ajouter que les attitudes mutuelles sont loin d’être les seules à traduire un tel sentiment d’a-corps dans les films de la quatrième période. Disons donc pour être plus précis qu’elles ne traduisent qu’un a-corps minimal qui atteint son plus haut degré avec ce que nous nommerons la complicité corporelle. Mais étant donné la place que Philippe Garrel accorde aux attitudes mutuelles dans ses films, c’est prioritairement aux a-corps qui leur sont liés auxquels on s’attachera dans les lignes qui suivent.

On pourrait sans doute, si l’on adoptait une posture analytique résolument herméneutique, chercher à interpréter plus complètement et plus profondément le sens de l’a-corps qui se dessine entre Marcus et Paul. On pourrait tenter de montrer par là tout ce qui sépare une interaction corporelle telle qu’elle se donne à voir dans la réalité sociale qui, pour organisée qu’elle soit, n’en demeure pas moins gouvernée par de profondes contingences et une interaction corporelle qui s’inscrit dans un complexe aussi composé et pensé qu’un film – a fortiori quand il s’agit d’un film de Philippe Garrel. La recontextualisation narrative de la séquence serait, en l’occurrence, d’un important secours, parce qu’elle permet de comprendre ce qu’instaure d’emblée cet a-corps, sans pour autant qu’il soit nécessaire d’insister beaucoup. En effet, cette séquence, la seconde du film rappelons-le, est la première qui nous montre les deux hommes en co-présence. Pour le spectateur, ils sont encore pratiquement vierges de toute caractérisation narrative, à ceci près que, au vu de la première séquence, le spectateur a pu comprendre que Marcus vivait avec Hélène – ce que la teneur de la conversation entre les deux hommes se charge de confirmer. Cette séquence est donc celle de la présentation de deux figures masculines en instance, ou plus exactement en train, de devenir les personnages qu’ils seront dans un film qui suivra, en parallèle, leurs démêlés sentimentaux et familiaux. On comprend alors tout ce qu’a d’important l’a-corps, avec son parallélisme strict, qui se dessine entre les deux figures : il pose figuralement au cours d’une prime interaction les bases du dispositif qui va par la suite gouverner l’ensemble du récit. Tout se passe, en définitive, comme si tout en achevant de convertir les figures de Marcus et de Paul en personnages, la suite du récit se conformait en grande partie à l’image de leur a-corps parallèle. L’a-corps a donc ici un statut purement cinématographique, tout à fait différent de celui qu’il pourrait avoir au sein de la réalité sociale.