Netteté de l’ordre de l’interaction : prééminence du lien

Ne pas se laisser emporter plus avant dans une telle perspective herméneutique, c’est alors être amené à se concentrer sur ce qui semble, au niveau strict de l’interaction, l’essentiel de ces attitudes mutuelles et des a-corps dont elles témoignent : l’expression primordiale de la dimension du lien au sein de l’entre-deux de l’interaction. Pour filer encore un instant l’exemple sur lequel nous sommes partis, l’attitude mutuelle de Marcus et Paul et l’a-corps qu’elle traduit ne sauraient à eux seuls dire l’exacte nature de la relation qui unit les deux hommes. Tout juste peuvent-ils suggérer – et encore, sur la base du contenu de la conversation entre les deux hommes – qu’une certaine complicité semble régner entre eux. Mais attitudes mutuelles et a-corps sont particulièrement aptes, en revanche, à marquer figuralement la prééminence du lien au cours de l’interaction en question, parce que les deux corps paraissent conformés par l’ordre de l’interaction, laquelle est lien.

Sur ce point aussi se marque d’ailleurs l’une des différences majeures qui peut exister entre les interactions cinématographiées et les interactions sociales. Parce que dans le cinéma de Philippe Garrel les corps des acteurs sont des corps le plus souvent dirigés par le metteur en scène, les attitudes mutuelles peuvent être assez finement « dessinées ». Dans les films de la quatrième période 619 , les choix de Philippe Garrel dans la direction d’acteurs n’ayant pas des répercussions figuratives aussi rigides sur l’attitude des personnages que ceux d’un Robert Bresson, d’un Jean-Marie Straub et d’une Danielle Huillet ou d’un Jean Eustache dans les premières séquences de La Maman et la putain 620 , jamais les cinq films ne proposent des attitudes aussi clairement dessinées que chez ces auteurs. Mais une certaine parcimonie de gestes, une tendance assez manifeste à ne pas orner les actions principales d’une multitude de petites actions annexes et le choix général de l’épure (seule Minouchette, le personnage interprété par Anémone dans Les Baisers de secours, minaude un peu) suffisent à dégager les attitudes des personnages de toute forme de naturalisme, voire de réalisme, et à accroître leur lisibilité dans les films de la quatrième période. Elles peuvent donc, de manière plus claire (plus « clean », serait-on tenté d’écrire) que n’importe quelle interaction « réelle » suggérer leur conformation à l’ordre de l’interaction. En cinéma, l’ordre de l’interaction peut se faire particulièrement net.

Une autre séquence de La Naissance de l’amour, donnant à voir deux attitudes mutuelles au cours d’une situation d’interaction en témoigne. Cette séquence est celle dans laquelle Paul et Ulrika s’embrassent longuement sur l’esplanade de la gare de l’Est, avant de se diriger dans l’enceinte de la gare, tournant le dos à la caméra, en se tenant par la main [séq. 9]. L’étreinte et la marche côte à côte main dans la main représentent les deux attitudes mutuelles, Paul et Ulrika agissant en de nombreux points de l’interaction de manière sensiblement équivalente. Mais surtout – et c’est la raison pour laquelle cette séquence mérite d’être distinguée – la situation d’interaction paraît ici, en son début surtout, secrètement gouvernée par une économie de la pose (et par là de la pause) et des mouvements réglés, qui rendent les attitudes mutuelles aisément descriptibles. La conformation des deux partenaires à l’ordre de l’interaction et au lien qu’il génère n’en apparaît alors que plus sensible.

Au début de leur étreinte, Paul et Ulrika sont l’un par rapport à l’autre dans des postures quasiment jumelles, leurs deux corps étant emmitouflés dans le châle noir de la jeune femme. Immobiles, tête baissée sur l’épaule gauche du partenaire, le bras gauche entourant le corps de l’autre au niveau des épaules, cette femme et cet homme ont adopté la même attitude pour ce qui constitue sans doute le point d’acmé de tendresse corporelle partagée entre eux. Au bout de quelques instants, Ulrika et Paul relèvent lentement la tête, de manière synchrone, pour se retrouver en situation de face-à-face strict, filmés de profil. Le synchronisme dans l’exécution des deux mouvements de tête est ici manifeste et la notion d’attitude mutuelle reçoit une illustration singulièrement concrète. Jamais plus peut-être que dans ce double mouvement ne se fait sentir, dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, qu’agir au cours d’une situation d’interaction c’est surtout interagir. D’une certaine manière, en raison de ce synchronisme, qui confère une tournure presque chorégraphique à l’interaction, Paul et Ulrika effectuent moins chacun un mouvement autonome qu’ils n’exécutent les deux faces d’un seul et même mouvement – lecture encore renforcée par la sensation que peut avoir le spectateur de deux protagonistes partageant à cet instant là un seul et même corps, tant le châle noir les confond en une seule et même figuration. La suite de l’interaction est à l’avenant, même si la seconde attitude mutuelle est moins dessinée que la première. Après quelques secondes de face-à-face, où la jeune femme dit à Paul que si elle n’avait pas eu quelqu’un elle serait restée avec lui, Ulrika s’écarte très légèrement en faisant glisser sa main gauche le long du buste puis du bras droit de Paul, ramasse son sac de voyage posé à terre, puis prend la main de Paul avant de se mettre en marche. Après quelques pas, Paul propose à Ulrika de lui porter son sac et le prend. La caméra, qui ne change pas de localisation pendant toute la durée de la séquence, regarde alors Ulrika et Paul s’éloigner pour s’engouffrer dans le hall de la gare : ils marchent côte à côte en se tenant la main et, de dos, leurs silhouettes paraissent étonnamment ressemblantes, tant chacun paraît symétrique à l’autre.

On le voit : si l’ordre de l’interaction apparaît sensible ici, c’est parce que « l’influence réciproque » que Paul et Ulrika exercent l’un sur l’autre n’est plus seulement une abstraction conceptuelle, mais trouve à s’incarner dans les attitudes mutuelles des deux protagonistes. Le spectateur a moins affaire ici à des individus qu’à des corps inscrits dans une interdépendance de comportements qui semblent se conformer à un ordre immanent : l’ordre même de l’interaction. C’est lui qui semble imposer les postures jumelles du début, lui qui paraît se lire dans le synchronisme de mouvement, lui enfin qui paraît rendre si proches les deux silhouettes qui s’éloignent, parce qu’elles assument une même attitude commune. Au cours de cette situation d’interaction, Ulrika et Paul, sans du tout être les mêmes, paraissent ainsi soumis à une assez coercitive logique du même. De ce fait, non seulement un sentiment de profonde unité semble gouverner l’« entre deux personnes », qui réassure par là sa dimension d’objet et d’entité, mais les deux personnages paraissent unis par un lien profond et consubstantiel. Dans leur conformation à l’ordre de l’interaction, Paul et Ulrika ne cessent d’exhiber le lien qui agit entre eux. La netteté de l’ordre de l’interaction dit la prééminence du lien. Le signe le plus flagrant de ce lien étant ces deux mains jointes qui ne se quittent plus une fois qu’elles se sont trouvées. Deux mains jointes qui obligent Paul et Ulrika à des contorsions compliquées pour porter le sac de voyage ou se le faire passer – le meilleur indice que le lien inhérent à l’ordre de l’interaction est à cet instant si fort que rien ne semble pouvoir venir le briser. Ainsi, malgré la séparation qui aura lieu peu après sur le quai de la gare – mais qui, notons-le, passe dans une ellipse alors que plus tard la rupture définitive, elle aussi sur le quai de la même gare, sera mise en scène – Ulrika et Paul sont soumis à l’ordre d’une interaction cinématographique qui paraît vouloir prendre à sa charge toute la part du lien affectif qui les unit encore à cet instant-là [Planche XV].

Notes
619.

En revanche, il n’en est pas exactement de même dans Marie pour mémoire, par exemple, où les personnages, tels des automates, adoptent souvent une forme de hiératisme dans leurs postures ou de clarté et de précision dans leur gestualité : ils prennent des attitudes, et notamment des attitudes mutuelles, très dessinées.

620.

Jean Eustache (France, 1973).