Dans les films de la quatrième période qui donnent une telle importance aux couples et à l’amour, la dimension de l’a-corps et du lien dont témoignent les attitudes mutuelles au cours d’une situation d’interaction ne sont jamais plus sensibles que lorsque elles accèdent à ce qu’on pourrait nommer avec Christian Metz la « complicité corporelle que crée l’amour et qui le crée ». Il l’évoquait à propos de l’interaction corporelle et « en chanté » (« Ma ligne de chance, ta ligne de hanches ») de la séquence de « comédie musicale » de Pierrot le fou 621 de Jean-Luc Godard 622 . Certes, aucune séquence des films de la quatrième période n’atteint ni la douce folie qui s’empare des comportements de Marianne et de Ferdinand dans ce passage de Pierrot le fou, ni les vire-voltages auxquels ils se soumettent l’un l’autre, ni les sortes d’emportements mi-dansés mi-athlétiques de leurs corps qui donnent à cette séquence les allures d’une chorégraphie un brin sauvage – laquelle chorégraphie rend, en effet, si bien compte de la teneur de l’amour que se vouent Marianne et Ferdinand. Mais il n’est pas besoin qu’une interaction corporelle atteigne à ce degré d’exaltation et de décrochage avec les conventions du réalisme pour manifester une complicité corporelle valant comme gage d’amour. On appellera donc ici complicité corporelle toute forme d’attitude mutuelle et d’a-corps qui semble issue de l’amour que se portent une femme et un homme et qui paraît conforter cet amour. Dans Les Baisers de secours, par exemple, l’amour recouvré entre Jeanne et Matthieu ne se fait jamais plus sensible que lorsque cette femme et cet homme se retrouvent nus dans leur lit, en une attitude mutuelle où Matthieu est sur Jeanne, en train de commencer à faire l’amour [séq. 33]. Ici, la complicité corporelle prend la forme a priori la plus évidente qui soit : celle d’un corps nu contre un autre corps nu, avec leurs caresses mutuellement échangées qui trouveraient naturellement à se prolonger dans l’acte de chair, si Lo ne rejoignait pas bien vite ses parents dans le lit. Si la forme que prend ici la complicité corporelle n’est qu’a priori la plus évidente qui soit, c’est parce que le motif des caresses amoureuses entre deux corps entièrement nus n’est guère fréquent dans les films de la quatrième période. Dans tous les autres films de la quatrième période, il faut attendre Le Vent de la nuit pour que le motif fasse retour entre Hélène et Paul, puis entre Hélène et Serge [séq. 23 et séq. 47]. Il n’y a rien là d’étonnant, puisque Philippe Garrel a pu faire part de ses difficultés à montrer l’acte amoureux 623 . Sans doute aussi, à l’opposé de tant et tant de cinéastes français actuels 624 , Philippe Garrel n’est-il guère fasciné par la problématique de la représentation de l’acte sexuel.
Mais cette absence des étreintes sexuelles entre deux corps nus a peut-être aussi une double fonction. La première de ces fonctions est de laisser passer au premier plan de l’économie figurative des films des formes de complicité corporelle moins attendues mais qui n’en sont pas moins à la fois témoignages d’amour et créatrices d’amour. En ces cas-là, les attitudes mutuelles et l’a-corps peuvent posséder une forte charge érotique, peut-être même supérieure à ce qu’elle serait si les deux protagonistes étaient montrés, en lieu et place de l’interaction choisie, en train de faire l’amour. On en trouvera le meilleur exemple, dans l’ensemble des films de la quatrième période, dans ce plan de J’entends plus la guitare qui semble vouloir atteindre à un comble d’intimité : celui dans lequel, après qu’elle soit revenue vivre auprès de Gérard, Marianne urine dans les toilettes, embrassée et tenue par la main par Gérard [séq. 26]. Si ce plan retient plus particulièrement l’attention, c’est parce que la problématique du corps y joue d’abord un rôle crucial sur le plan dramatique, pour deux raisons au moins. Premièrement, la complicité corporelle, avant d’être en acte, est d’abord ici un thème dramatique. Le fait qu’un personnage écoute uriner la femme qu’il aime relève d’une forme d’intimité fondée sur une connivence sentimentale qui met nécessairement en rapport des corps complices. Deuxièmement, le corps de Marianne devient, dans ce plan, l’objet d’une fétichisation. Éprouvant sans doute une joie immense et un sentiment de plénitude en retrouvant Marianne, Gérard est clairement, à ce moment-là, dans cette disposition d’âme où le corps de la femme aimée trouve à se sublimer même dans les situations les plus triviales. De ce fait, la complicité corporelle qui s’y donne à voir s’en trouve nécessairement nimbée d’érotisme.
Ce plan fait entrer le spectateur in medias res, dans une situation d’interaction largement installée. Or, c’est immédiatement une interaction en forme d’attitude mutuelle prononcée que donne à voir ce plan. Marianne, assise sur la cuvette des toilettes, embrasse Gérard sur les lèvres en tenant ses mains dans les siennes, alors que ce dernier, accroupi pour se retrouver exactement à la même hauteur que Marianne, exécute les mêmes gestes [Planche XVI]. Ce début de plan valorise donc d’emblée un a-corps et une complicité corporelle retrouvée entre Marianne et Gérard. Plus encore, si l’on resitue ce plan dans la « séquence par épisodes » 625 dans laquelle il s’insère, la nature de la situation dramatique que l’on découvre suggère clairement que Marianne et Gérard, après que les retrouvailles ont été scellées, sont mus par une attraction corporelle irrépressible que rien ne semble pouvoir empêcher – pas même, justement, l’envie d’uriner de Marianne. On verra d’ailleurs dans le fait que Marianne et Gérard soient cadrés ensemble dans le même champ en plan unique un signe filmique confortant cette lecture en terme d’attraction irrépressible, parce que dans l’épisode précédent, les deux protagonistes étaient encore nettement isolés chacun dans « son » plan 626 . L’enchaînement des séquences invite donc à penser que la renaissance de l’amour a immédiatement provoqué une complicité corporelle, qui faisait au contraire cruellement défaut à Marianne et Gérard dans la dernière séquence où le spectateur avait pu les voir en co-présence 627 [séq. 17].
La suite de l’interaction prolonge cette logique de complicité corporelle. Marianne se met à uriner, tout en continuant à être embrassée et tenue par la main par Gérard. Il faut que Marianne ait besoin de s’essuyer pour que les deux mains se lâchent. Mais elles se retrouvent à nouveau une fois que Marianne vient à son tour se mettre accroupie en face de Gérard, pour l’embrasser puis le regarder amoureusement dans les yeux, en une dernière attitude mutuelle. Alors que bien des aspects de cette situation pourraient facilement la faire basculer dans le sordide ou le sale, et que Philippe Garrel ne manque pas de rajouter du trivial au trivial 628 , c’est pourtant une forme de grâce qui s’impose, que ne suffit pas à expliquer la tonalité romantique de la musique de John Cale qui court sur l’ensemble du plan. Cette grâce, elle nous semble provenir surtout de l’entente tacite qui s’instaure entre les deux corps, entente tacite qui leur fait rechercher contact et attitudes mutuelles (et il n’est évidemment pas anodin dans cette perspective que, par un effet de boucle, le plan s’ouvre puis se ferme sur une attitude mutuelle). La complicité corporelle règne. Elle fait de l’amour d’abord un vécu tout en grâce des corps.
Jean-Luc Godard, Pierrot le fou (France, 1965).
Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 196 : « Cependant, aucun autre passage de film […] n’avait fait sentir avec une acuité aussi directement fondamentale, aussi superbement insoucieuse des vraisemblances extérieures de temps et de lieu, la complicité corporelle que crée l’amour et qui le crée, tout cet entourement de gestes et de sourires, ces milles petites acceptations qui ploient, dans une docilité qui n’est pas de l’obéissance, le visage ensoleillé de l’amante dans les directions successives où l’oriente le ballet de tendresse active, amusée et émue que l’amant tisse autour d’elle. »
Dominique Païni rapporte que Philippe Garrel lui a confié ses difficultés à montrer l’acte amoureux. Cf. Philippe Garrel, op. cit., p. 12.
Cf. Jean-Marie Samocki, « La Politique des chairs tristes » in Trafic n° 44, Hiver 2002, pp. 5-20.
Si l’on s’en réfère à la « grande syntagmatique de la bande image » de Christian Metz, les plans auxquels nous faisons référence ici participent d’une « séquence par épisodes ». Cf. Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 132.
Dans cette perspective, l’ensemble de la séquence par épisodes est intéressante parce qu’elle semble synthétiser sous la forme d’un résumé symbolique l’histoire du couple Marianne/Gérard. En effet, après avoir réuni les deux protagonistes dans le même champ, le troisième épisode les présente à nouveau dans deux plans séparés. Or, c’est au cours de cet épisode que Marianne présente pour la première fois de l’héroïne à Gérard – héroïne qui sera précisément la cause de leur rupture définitive dans J’entends plus la guitare. Par conséquent, en présentant Marianne et Gérard séparés, puis réunis, puis à nouveau séparés, cette séquence semble tout à la fois du point de vue formel hériter de ce qui précède et préfigurer ce qui suivra, le dernier épisode donnant un caractère d’anticipation au résumé symbolique.
À la fin de cette séquence, en effet, Marianne, visiblement consternée par les réponses de Gérard auquel elle demandait de qualifier son amour, tend les bras vers lui, l’invitant à l’embrasser. Mais devant l’absence totale de réaction de Gérard, elle transforme son geste en un signe d’arrêt fugitif, avant de ramener ses deux mains sur son visage. L’interaction corporelle manifeste ainsi un impossible a-corps.
Gérard ne possédant plus de papier, Marianne en vient à s’essuyer avec le cylindre en carton d’un ancien rouleau.