Gestus deleuzien

La deuxième fonction de l’absence d’étreinte sexuelle dans les films de la quatrième période pourrait bien être de favoriser la prise de conscience par le spectateur que « la complicité corporelle que crée l’amour et qui le crée » n’est jamais plus intéressante et émouvante que lorsqu’elle se découvre en train de naître. On peut sans doute voir là un autre de ces signes qui, au sein de sa filmographie, montrent l’intérêt majeur que Philippe Garrel porte aux états naissants 629 . C’est en ces cas-là que la formule de Christian Metz paraît si idoine en contexte garrelien : parce que l’amour se découvre, il semble comme ressentir la nécessité 630 de créer une complicité corporelle qui ne fait que le créer à son tour. En se faisant naissante, en hésitant encore à être, la complicité corporelle peut alors devenir l’enjeu dramatique essentiel de l’interaction corporelle qui se déroule entre une femme et un homme. Elle peut ainsi entraîner cette dernière sur la voie d’un véritable gestus.

C’est Gilles Deleuze, on le sait, qui a transplanté dans le champ du cinéma moderne la notion brechtienne de gestus, tout en lui conférant un sens un peu différent 631 et au départ plus général. Avec le gestus deleuzien, un personnage de film n’est pas d’abord l’actant d’une histoire et l’un des principaux vecteurs d’une fiction narrative. Il n’est pas intéressant non plus pour son appartenance à un ordre social. Le personnage est fondamentalement corps, ramené presque exclusivement à son être corporel et c’est la raison pour laquelle le gestus deleuzien résonne au plus près des préoccupations de ce chapitre. Ainsi, dit Gilles Deleuze, « […] le personnage est réduit à ses propres attitudes corporelles, et ce qui doit en sortir, c’est le gestus, c’est-à-dire un “spectacle”, une théâtralisation ou une dramatisation qui vaut pour toute intrigue. » 632 C’est la raison pour laquelle, contrairement au gestus brechtien qui a pour but de donner à lire à travers lui « toute une situation sociale » 633 , le gestus deleuzien ne renvoie d’abord à rien d’autre qu’à lui-même, c’est-à-dire aux enchaînements de postures et d’attitudes entre elles :

‘« Ce que nous appelons gestus en général, c’est le lien ou le nœud des attitudes, entre elles, leur coordination les unes avec les autres, mais en tant qu’elle ne dépend pas d’une histoire préalable, d’une intrigue préexistante ou d’une image-action. Au contraire, le gestus est le développement des attitudes elles-mêmes, et, à ce titre, opère une théâtralisation directe des corps, souvent très discrète, puisqu’elle se fait indépendamment de tout rôle. » 634

Pour Gilles Deleuze, le gestus ne saurait donc apparaître à travers une attitude unique. Il se dessine nécessairement dans le sillage de plusieurs attitudes liées et enchaînées. En ce sens, le gestus est une forme temporelle et c’est bien la raison pour laquelle Gilles Deleuze peut insister sur des formes de gestus (chez John Cassavetes, chez Jean-Luc Godard) qui développent les attitudes corporelles dans la durée, mettant ainsi « le temps dans le corps » 635 et faisant en définitive du gestus une image-temps 636 . Avec le gestus deleuzien, il n’est pas d’autre drame que celui du corps même, dans le devenir de ses attitudes et de ses postures.

Dans la perspective de cette étude, il est nécessaire de souligner que le gestus, tel que le conçoit Gilles Deleuze, peut fort bien ne pas avoir pour support un corps unique, mais plusieurs corps. De manière plus déterminante encore, le support du gestus peut être une interaction corporelle qui se développe sur une plus ou moins grande durée filmique. C’est ce qu’on peut comprendre, par exemple, de ce que dit Gilles Deleuze de Gloria de John Cassavetes 637 pour lequel il voit le développement du gestus dans le fait que « l’enfant abandonné colle au corps de la femme qui cherche d’abord à le repousser. » 638 Le gestus apparaît moins ici comme une émanation du corps de Gloria ou de celui de Phil que comme la résultante de l’interaction qui s’établit entre les deux corps, le « scénario » 639 consistant fondamentalement à modifier la situation d’interaction corporelle qui ne cesse de s’établir entre eux sur toute la durée du film. De même, Gilles Deleuze peut voir un gestus quand, dans L’Amour fou de Jacques Rivette 640 , « le couple cloîtré dans la chambre épouse et traverse toutes les postures, posture asilaire, posture agressive, posture amoureuse… » 641 Le gestus n’est donc pas une notion permettant de rendre compte seulement de l’enchaînement et de la coordination des attitudes ou des postures propres à un corps. Le gestus peut très bien naître de l’évolution d’une interaction corporelle, dès lors qu’elle passe au premier plan de la réception.

Il faut enfin souligner que si Gilles Deleuze rend au départ le gestus général et le ramène en son principe à un enchaînement et à une coordination des postures entre elles, c’est pour ensuite ouvrir le gestus à bien d’autres déterminations que sa dimension sociale. Prenant pour exemple Passion 642 et Prénom Carmen 643 de Jean-Luc Godard, Gilles Deleuze peut ainsi affirmer :

‘« Le gestus est nécessairement social et politique, suivant l’exigence de Brecht, mais il est nécessairement autre chose aussi […]. Il est bio-vital, métaphysique, esthétique. Chez Godard, dans “Passion”, les postures du patron, de la propriétaire et de l’ouvrière renvoient à un gestus pictural ou para-pictural. Et, dans “Prénom Carmen”, les attitudes des corps ne cessent de renvoyer à un gestus musical qui les coordonne indépendamment de l’intrigue, qui les reprend, les soumet à un enchaînement supérieur, mais aussi en libère toutes les potentialités : les répétitions du quatuor ne se contentent pas de développer et de diriger les qualités sonores de l’image, mais même les qualités visuelles, au sens où l’arrondi du bras de la violoniste ajuste le mouvement des corps qui s’enlacent. »’

Le gestus deleuzien, de général qu’il est en son principe, est donc loin de se spécifier uniquement dans sa dimension sociale. Le gestus peut s’étoiler dans une pluralité de dimensions (chez Chantal Ackerman, le gestus peut devenir burlesque 644 par exemple, selon Gilles Deleuze), en fonction des auteurs, mais aussi en fonction du projet esthétique de chaque œuvre ou de chaque film. C’est ainsi que, concernant les films d’avant la quatrième période, Gilles Deleuze fait du gestus chez Philippe Garrel un gestus liturgique :

‘« Mais c’est Philippe Garrel qui va le plus loin dans cette direction [d’une théâtralisation des corps issue du gestus], parce qu’il se donne une véritable liturgie des corps, parce qu’il les rend à une cérémonie secrète qui n’a plus pour personnages que Marie, Joseph et l’enfant, ou leurs équivalents. […] Ce que Philippe Garrel exprime au cinéma, c’est le problème des trois corps : l’homme, la femme et l’enfant. L’histoire sainte comme Geste. » 645

Mais il n’est plus vraiment question d’histoire sainte dans les films de la quatrième période 646 , même si le problème des trois corps continue d’informer très directement des films comme Les Baisers de secours et J’entends plus la guitare et un peu plus indirectement (le corps de l’enfant devenant les corps des enfants), La Naissance de l’amour et Le Cœur fantôme. En revanche, parce que ces films restent portés par « l’exigence d’un cinéma des corps » 647 , l’idée de gestus est loin de leur être étrangère 648 et elle se retrouve notamment dans ces moments où la complicité corporelle commence à être. En ces cas-là, la finalité du gestus étant « la complicité corporelle que crée l’amour et qui le crée », le gestus peut-être nommé gestus érotique. Il paraît d’autant plus légitime de le dénommer de cette manière que le gestus est seul à exprimer une dimension érotique, étant donné que l’étreinte sexuelle à laquelle il aboutit est occultée.

Notes
629.

Cf. Chapitre II.

630.

De tous les films de Philippe Garrel, c’est peut-être Liberté, la nuit, qui exprime le plus clairement cette « nécessité » de l’amour à s’éprouver et se créer dans une complicité corporelle dès qu’il naît. En effet, à peine la rencontre amoureuse a-t-elle eu lieu entre Jean et Gémina que, deux plans plus tard, cette dernière lui demande s’il croit qu’ils peuvent « dormir ici ». Le plan suivant les montre alors couchés nus ensemble dans un même lit, se caressant, éprouvant, non sans peur pour Gémina, la nouvelle complicité corporelle qui est la leur.

631.

Sur le gestus brechtien, voir de Bertolt Brecht lui-même le Petit organon pour le théâtre. On pourra se reporter aussi à l’article très éclairant de Roland Barthes, « Diderot, Brecht, Eisenstein ». Cf. respectivement Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre (1963), Paris, L’Arche, coll. « Scène ouverte », 1978 et Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1982, pp. 86-93.

632.

Op. cit., p. 250.

633.

Roland Barthes, op. cit., p. 90. Roland Barthes donne des exemples de ces gestus à travers lesquels une situation sociale se donne à voir : « Tous les gestus ne sont pas sociaux : rien de social dans les mouvements que fait un homme pour se débarrasser d’une mouche ; mais si ce même homme, mal vêtu, se débat contre des chiens de garde, le gestus devient social ; le geste par lequel la cantinière vérifie la monnaie qu’on lui tend est un gestus social ; le graphisme excessif dont le bureaucrate de La Ligne générale signe ses paperasses est un gestus social. » Souligné par l’auteur.

634.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 250.

635.

Ibid., p. 250.

636.

Ibid. p. 254.

637.

John Cassavetes, Gloria (USA, 1980).

638.

Ibid., p. 251.

639.

Pour Gilles Deleuze, Gloria fait partie des films de John Cassavetes dans lesquels le « spectacle » du gestus peut « passer par un scénario », mais « celui-ci raconte moins une histoire qu’il ne développe et ne transforme des attitudes corporelles. » Ibid., p. 251.

640.

Jacques Rivette, L’Amour fou (France, 1968).

641.

Ibid., p. 253.

642.

Jean-Luc Godard, Passion (France, 1982).

643.

Jean-Luc Godard, Prénom Carmen (France, 1983).

644.

Ibid., pp. 255-256.

645.

Ibid., pp. 258-259. Pour Gilles Deleuze, si la cérémonie est secrète c’est parce que Philippe Garrel prend Marie, Joseph et l’enfant avant qu’ils aient fait légende : « […] la question que Godard pose, “qu’est-ce qu’ils se sont dits, Joseph et Marie, avant d’avoir l’enfant ?”, n’annonce pas seulement un projet de Godard, elle résume les acquis de Garrel. »

646.

Les Cahiers du cinéma (la proposition n’est pas signée) sous influence directe de Gilles Deleuze, pouvaient cependant encore voir dans Jeanne, Matthieu et Lo, au moment de la sortie des Baisers de secours, « la trilogie biblique ». Cf. « Les Baisers de secours de Philippe Garrel » in Cahiers du cinéma n° 424, octobre 1989, p. 25. Mais il est permis de voir dans cette vision des choses une certaine facilité critique.

647.

Ibid., p. 250.

648.

On ne saurait trop faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit de constater des rapprochements, mais il n’est évidemment pas anodin dans la perspective du gestus que les deux pièces de théâtre qui sont répétées dans Les Baisers de secours et La Naissance de l’amour soient des pièces de Bertolt Brecht. On trouvera cela d’autant moins anodin que l’épreuve du cercle de craie, qui constitue précisément la scène répétée dans La Naissance de l’amour, incarne selon Bertolt Brecht ce qu’il nomme un « gestus fondamental » : « Chaque événement isolé à un gestus fondamental : Richard, duc de Gloucester, courtise la veuve de sa victime. Au moyen d’un cercle de craie, on découvre qui est la vraie mère de l’enfant. Dieu parie avec le diable l’âme de Faust. Woyzeck achète un couteau bon marché pour tuer sa femme, etc. » Cf. Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, op. cit., p. 88. Souligné par l’auteur.