Un gestus érotique

L’interaction corporelle qui se déroule entre Aline et Gérard dans la quatrième époque de J’entends plus la guitare après le moment de rencontre amoureuse représente dans cette perspective le meilleur et le plus « concentré » des exemples 649 [séq. 34 et séq. 35]. Si l’on peut considérer qu’il s’agit du meilleur des exemples, c’est d’abord parce que l’interaction corporelle, pour évolutive qu’elle soit, en passe par quelques postures assez remarquables formées d’éloignements, de rapprochements et surtout d’attitudes mutuelles et d’a-corps qui imposent par paliers la complicité corporelle. Il s’agit du meilleur des exemples aussi parce que le développement du gestus se déroule dans un silence presque total 650 . De la sorte, l’absence de parole ouvre la voie à une pleine expressivité du langage des corps. C’est le meilleur des exemples, enfin, parce qu’il n’est jamais plus vrai que pour ce gestus de dire, avec Gilles Deleuze, qu’il « vaut pour toute intrigue ». Rien d’autre, en effet, que l’interaction et le rapport corporels entre Aline et Gérard ne constituent l’objet de ce pan du récit. Si cet exemple est le plus concentré, c’est parce qu’il occupe à lui seul la majeure partie de la quatrième époque de J’entends plus la guitare et se déroule dans un espace unique (l’appartement donnant sur la place de la République). En ce sens, l’interaction corporelle se déroule dans une certaine unité de temps et de lieu qui assure une forme de théâtralisation renforçant l’impression de gestus.

L’émergence du gestus érotique débute avec la scène dans laquelle Gérard se voit proposer un plat de pommes de terre par Aline. Ce premier moment vise à faire passer Aline et Gérard de postures très différentes à une attitude mutuelle tendre, par l’entremise d’un rapprochement des corps. Au départ, Aline est debout dans l’encadrement de la porte de la salle de bain et demande à Gérard, hors-champ, s’il veut manger. La caméra panote alors sur Gérard, assis dans la baignoire, en train de prendre un bain. L’interaction débute donc entre deux attitudes (debout/assis) qui paraissent devoir s’opposer. La réponse de Gérard à la proposition d’Aline est positive. Aline s’éloigne, avant de revenir en tendant une assiette de pommes de terre. Elle se tient à cet instant là pour l’essentiel hors-champ : seul son bras droit apparaît dans le champ. Elle tend l’assiette à hauteur du visage de Gérard. Gérard attrape alors l’assiette à deux mains et saisit au passage le poignet d’Aline. Celle-ci se baisse aussitôt. La caméra panote alors très légèrement pour venir recadrer les deux personnages ensemble dans la même image. Ils s’embrassent – attitude mutuelle –, Gérard tenant toujours son assiette de pommes de terre à la main. L’attitude mutuelle est d’autant plus caractérisée ici que le visage de Gérard est caché par la tête d’Aline qui se tient de dos à l’écran, cet homme et cette femme paraissant presque n’appartenir qu’à une seule et même posture.

L’interaction s’oriente donc rapidement et décisivement vers une mise en rapport érotique des deux corps, dans un contexte dramatique qui contribue fortement à sécréter un maximum de complicité corporelle. Pas de fausse pudeur entre Aline et Gérard, aucune manière : s’il n’était le voussoiement d’Aline et la connaissance, par le spectateur, du fait que ces deux personnages viennent de se rencontrer, tout dans cette interaction corporelle et dans le contexte de cette interaction pourrait laisser penser qu’il s’agit d’un couple déjà bien installé dans la vie amoureuse. Il convient d’autant plus de noter ce point qu’en ce début de gestus le langage des corps paraît parler à l’insu de la conscience et du ressenti du personnage de Gérard. Il faut, en effet, attendre que celui-ci se lève tout à coup de sa baignoire, après avoir englouti quelques fourchetées de pommes de terre, pour qu’il donne l’impression de réaliser après-coup ce qui vient de se passer. Il peut alors se laisser submerger par les émotions liées au retour de l’amour dans son existence, comme ses airs hébétés et ses gestes hésitants en témoignent dans la suite de l’interaction. On peut, face à ce constat, risquer une hypothèse : tout se passe en définitive comme si la complicité corporelle devait dans un premier temps s’imposer presque trop vite et fixer l’enjeu et l’horizon décisifs de l’enchaînement des attitudes pour que, sa finalité devenue claire, le gestus érotique se fasse ensuite porteur et traducteur des émotions liées à cette complicité corporelle. La suite du gestus, en tout cas, consiste à établir des éloignements des corps en vue de provoquer plus tard des rapprochements toujours plus marqués, mais de manière beaucoup plus lente et hésitante que cette première fois. Le gestus, très clairement, cherche la « complicité corporelle que crée l’amour et qui le crée » – ce que, outre les gestes tendres échangés, les a-corps mettent en évidence. Mais une sorte de pudeur rétrospective semble s’être emparée du personnage de Gérard, pour ne pas dire une peur. Elle rend ses attitudes maladroites, comme si c’était la première fois qu’il se trouvait en situation de pouvoir faire l’amour. Le gestus érotique rend à Gérard une innocence de débutant.

Après que Gérard est sorti de la salle de bain, on le retrouve seul, le temps d’un très court plan, assis à même le sol, une goutte d’eau perlant du nez. On le retrouve ensuite en situation d’attitude mutuelle avec Aline. Ils tirent côte à côte, courbés d’identique manière et avançant à reculons d’un même pas, le matelas qui leur servira de lit pour leur première étreinte sexuelle. Une fois le matelas posé, Aline reprend son souffle, puis sort de la pièce, provoquant un nouvel éloignement des corps. Gérard reste seul assis sur le lit, l’air presque terrorisé, avant qu’Aline ne se rapproche à nouveau, simplement vêtue d’une chemise de nuit blanche, munie d’une paire de draps. Aline fait alors rapidement le lit, puis s’y couche. Gérard entre à son tour précautionneusement dans le lit. Aline adopte alors la posture essentielle à ce moment du gestus : elle s’installe de côté, tournée en direction de Gérard, la tête surélevée reposant dans sa main droite. Si cette posture est essentielle, c’est parce qu’elle est peu après adoptée également par Gérard, les deux corps se retrouvant en situation de face-à-face, en une attitude mutuelle particulièrement nette. Aline et Gérard restent d’ailleurs un certain temps dans cette attitude mutuelle sans bouger, comme pour mieux marquer l’a-corps trouvé, encore très pudique. Ce n’est qu’au bout de quelques instants que Gérard esquisse un début de caresse, en venant poser sa main sur le bras d’Aline. Suit alors un insert de ciel bleu parsemé de quelques nuages. On retrouve Aline et Gérard dans le lit, ce dernier étant assis, alors qu’Aline est blottie contre lui, la tête posée sur ses jambes, leurs deux corps formant presque un angle droit. Gérard, le visage encore décomposé, ose à peine caresser Aline. La posture qui suit dans le plan suivant, à l’issue d’un cut elliptique, vient alors entériner la finalité érotique du gestus. Aline et Gérard, pour la première fois tous les deux nus, sont côte à côte, couchés sur le dos et légèrement orientés l’un vers l’autre dans le lit, dans une pénombre qui signale que la nuit est tombée. Une certaine sérénité semble, pour la première fois, émaner de leurs deux corps – sérénité qu’il nous est clairement donnée de comprendre comme résultant de la complicité corporelle achevée qu’Aline et Gérard ont connu dans l’acte amoureux.

On voit donc toute la progressivité du rapprochement qui a lieu entre les deux corps, ponctuée par des moments d’attitudes mutuelles qui paraissent constituer autant de paliers vers une intimité toujours plus grande. En ce sens, le gestus figure, dans son second temps, une érotisation naissante. Parce que Philippe Garrel se refuse à montrer l’étreinte sexuelle, mais laisse néanmoins sa place vacante en la faisant passer dans une ellipse, l’enchaînement des postures et des attitudes, c’est-à-dire le gestus, s’inscrit donc en lieu et place de cette étreinte. Mais la question n’est pas tellement, en l’occurrence, celle de la réserve ou du tact du cinéaste. La question est plutôt pour Philippe Garrel de jouer de la subtilité expressive d’un gestus qu’une situation plus commune d’étreinte sexuelle aurait peut-être eu tendance à gommer. Car avec le gestus érotique tel qu’on le voit se dessiner et s’accomplir dans cette séquence, il ne s’agit pas du tout de se confronter à l’acte sexuel comme point d’aboutissement évident de la complicité corporelle. Il s’agit au contraire de la faire naître avec tout le mélange d’évidence et d’inévidence qui peut lui être inhérent. En ce sens, le gestus érotique, pour producteur d’a-corps qu’il soit, n’en exprime pas moins que la complicité corporelle, à son état naissant du moins, ne va pas totalement de soi. À l’attirance des corps qu’elle induit se mêle une inquiétude qu’elle n’induit sans doute pas moins. On peut voir là, pour rester dans une logique metzienne dans laquelle nous nous sommes inscrits à propos de la complicité corporelle, un signe de cette « certaine sorte de vérité » 651 propre au cinéma moderne et dont il créditait justement le moment de complicité corporelle de Pierrot le fou. On retrouve aussi par là le « pessimisme lucide » de Philippe Garrel : même au moment où un a-corps et un lien trouvent à s’accomplir, ils n’atteignent pas à la fiction d’une effusion euphorique et sans réserve des corps, auxquels tant d’autres films et de récits cherchent, et c’est leur beauté, à nous faire croire.

Notes
649.

Si l’on place cette séquence en regard de celle de Liberté, la nuit évoquée plus haut en note, il est intéressant de constater que Philippe Garrel paraît mettre en scène dans J’entends plus la guitare le gestus érotique qui mène deux nouveaux amants nus dans un même lit, qu’il faisait passer dans une ellipse dans Liberté, la nuit.

650.

Deux paroles seulement sont échangées, dont on notera le laconisme. Aline : « Vous voulez manger ? », Gérard : « Oui ! »

651.

« Il reste pourtant – et la chose est immédiatement sensible à la vision de certains films – que les meilleures œuvres du cinéma nouveau […] livrent souvent à leurs spectateurs une certaine sorte de vérité que l’on trouvait plus rarement dans les grandes œuvres du passé, vérité infiniment difficile à définir mais que l’on localise d’instinct. Vérité d’une attitude, d’une inflexion de voix, d’un geste, justesse d’un ton… C’est par exemple la merveilleuse scène quasi dansée de Pierrot le fou, sur la plage au milieu des pins […]. » Cf. Christian Metz, op. cit., p. 195. Souligné par l’auteur.