Violence symbolique au cœur d’une interaction corporelle

Dans l’évolution de ce couple, la situation est l’une des plus dramatiques qui soient parce qu’elle atteint un point d’incompréhension et de crispation qui paraît sans retour sur le moment. Jeanne ne pouvant, selon elle, continuer à aimer Matthieu sous peine de perdre sa dignité, elle refuse de vivre plus longtemps sous le même toit que lui. Comme pour mieux afficher le peu de cas qu’elle accorde (ou qu’elle feint d’accorder) au départ de Matthieu, en signe peut-être aussi du mépris qu’elle lui porte désormais (Jeanne a été profondément « déçue » 653 par Matthieu), Jeanne, accroupie, nettoie le sol avec une serpillière. Elle frotte avec énergie, tout en parlant à Matthieu hors-champ. Le visage tourné vers le sol, n’ayant pas le moindre regard pour le père de son enfant et reculant petit à petit, Jeanne fait preuve ici d’une attitude butée et fermée sur elle-même qui suffit à elle seule à exprimer que sa participation à l’interaction corporelle ne se fera que négativement : littéralement, elle entre dans la situation d’interaction à reculons.

Mais le désa-corps prend un tour plus décisif encore dès l’instant où Matthieu apparaît à l’écran et prend la parole. Debout, ne faisant rien d’autre que solliciter l’attention de Jeanne, s’adressant directement à elle, Matthieu se situe en position de disponibilité par rapport à l’interaction et vient se heurter à la fermeture de la posture de Jeanne. Dès que l’interaction corporelle est présentée à l’écran, il émane d’elle une impression d’inconciliation, si l’on nous autorise ce néologisme, qui mieux que tout figure l’incompatibilité des sentiments. Plus encore, autant Matthieu paraît par son attitude vouloir sauver ce qu’il y a encore à sauver du couple en essayant d’abord de faire vivre l’interaction (il s’avance vers Jeanne, tente d’imposer sa présence immobile près d’elle), autant Jeanne, souhaitant la rupture définitive, cherche à faire échec à l’interaction. Elle donne d’elle l’image d’une femme qui préfère s’adonner à une tâche ingrate, et à laquelle elle se livre dans une attitude de totale soumission, plutôt que d’octroyer une dernière chance à son couple. L’attitude de Jeanne est claire et ne manque pas d’être humiliante pour Matthieu : tout paraît plus digne à Jeanne que de perdre sa dignité en continuant à aimer Matthieu.

Si les désa-corps sont si importants dès lors qu’on s’intéresse aux interactions corporelles en général et dans le cinéma de Philippe Garrel en particulier, c’est en raison de la dimension du lien qui leur est attachée. Comme il a déjà été dit auparavant, on peut théoriquement soutenir qu’une interaction exhibe en priorité une dimension de lien. Par conséquent, dès lors qu’un malaise, une coupure ou tout autre manière qu’on aurait de venir désigner un phénomène de brisure dans l’interaction se manifeste, son caractère dramatique s’en trouve démultiplié. Nous ne savons pas si, comme l’affirme Isaac Joseph dans un cadre strictement microsociologique, « le malaise dans l’interaction est beaucoup plus radical que le malaise dans la civilisation. » 654 Mais nous pensons pouvoir affirmer, en revanche, que dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, les effets affichés de coupure résonnent en majeur du fait même que l’interaction est d’abord lien. En définitive, l’attitude de Jeanne, dans la séquence qui vient d’être analysée, manifeste une forme de violence symbolique qui prend un tour véritablement tragique à apparaître au cours d’une situation d’interaction. Alors que la co-présence et l’interaction engrangent automatiquement du lien, l’obstination de Jeanne à vouloir nier ce lien produit un effet de coupure en acte qui, plus que tout et avec une brutalité certaine, doit faire ressentir à Matthieu combien sa présence est indésirable. Le malaise propre à l’interaction appuie donc bien ici la nature du propos dramatique.

Notes
653.

« Si tu m’avais pas déçue, j’aurais continué à t’aimer toute ma vie », dit Jeanne [séq. 20].

654.

Isaac Joseph, Le Passant considérable, op. cit., p. 95.