Désa-corps cinématographiés : dynamique négative et configuration filmique

Il nous intéresse cependant moins d’étudier en eux-mêmes les multiples désa-corps que l’on peut rencontrer dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel que selon deux axes qui paraissent essentiels dans l’économie esthétique des films. Le premier axe, c’est celui de la conjonction qui peut s’opérer entre les interactions corporelles manifestant un désa-corps et le mode de filmage choisi pour donner à voir ce désa-corps. Non pas qu’un tel type de conjonction soit à l’œuvre uniquement pour donner à voir les interactions en forme de désa-corps. Nombreux sont, au contraire, les cas où le mode de filmage paraît venir soutenir une interaction corporelle en forme d’a-corps, comme la deuxième séquence de La Naissance de l’amour, avec son travelling arrière qui précède les personnages, nous avait permis fugitivement d’en donner l’idée. Mais, étant donné toutes les disparités et les écarts d’attitudes qui peuvent exister au cours d’un désa-corps, étant donné aussi les mobilités contradictoires qui peuvent animer les deux corps, le mode de filmage se voit contraint d’opérer des choix en faveur de l’un ou de l’autre des partenaires de l’interaction, ce qui ne fait qu’en renforcer la tension immanente.

Une autre séquence des Baisers de secours est dans cette perspective exemplaire. Elle précède de peu celle qui vient d’être analysée. Il s’agit d’un plan-séquence qui repose, lui aussi, sur un moment d’interaction entre Jeanne et Matthieu, situé devant l’hôtel où le couple, avec leur fils Lo, séjourne pour quelques jours hors de Paris [séq. 18]. C’est au cours de ce moment d’interaction que Jeanne exige de Matthieu qu’il quitte définitivement leur foyer, une fois qu’ils seront de retour dans la capitale. La séquence ne débute pas sur une situation d’interaction, mais sur un moment de solitude de Matthieu. Il effectue une allée et venue dans la rue qui borde l’hôtel, d’un pas las et désabusé, suivi en travelling latéral par la caméra qui souligne par un identique mouvement d’aller-retour son déplacement. Ce n’est qu’à l’instant où Matthieu va pour atteindre la porte d’entrée de l’hôtel que Jeanne apparaît à l’image : elle sort de l’hôtel et la situation d’interaction s’établit. Sans qu’il soit besoin de se lancer dans une description détaillée de ce moment d’interaction, deux éléments frappent le regard spectatoriel. Premièrement, Jeanne se tient la plupart du temps de dos par rapport à Matthieu. Produisant nécessairement une interaction par sa présence et nourrissant cette interaction de ses paroles, Jeanne n’en adopte pas moins le plus souvent une attitude négative de refus de l’interaction. Elle oriente son corps dans le sens contraire à ce qu’exigerait une interaction positive. Mais le deuxième point est plus frappant encore, parce qu’il témoigne du fait que le filmage appuie, pour la réception spectatorielle, la négativité de l’interaction. Il se trouve, en effet, qu’il est quelques moments où Jeanne est tournée vers Matthieu. Mais c’est justement surtout au cours de ces moments que le cadrage et/ou la longueur de la focale utilisés brouillent fortement l’interaction. Soit que l’un des deux protagonistes se retrouve presque entièrement exclu du champ, soit que la focale le rende à ce point flou que sa présence en devienne corrodée, comme rongée par le négatif. Le point d’acmé de désa-corps, au cours de cette séquence, est alors celui où l’attitude négative de Jeanne est accentuée par une mise au flou de Matthieu : filmée en gros plan, face caméra, le visage de Jeanne vient occuper pratiquement tout le premier plan de la représentation alors que Matthieu, déjà largement « rapetissé » par la distance qu’il entretient avec la caméra et réduit à occuper le coin inférieur droit du cadre, n’est pas reconnaissable tant sa silhouette paraît être vue à travers les yeux d’un grand myope.

Mais peu importe, en l’espèce, que ce soit Matthieu qui devienne flou (à d’autres moments de l’interaction, c’est Jeanne qui est victime de défiguration). Il paraît plus important de noter que c’est la dynamique propre à l’interaction et à la négativité qu’elle charrie qui permet d’atteindre ce point d’acmé. Au cours de la situation d’interaction, en effet, Jeanne effectue d’amples déplacements, s’approchant, s’éloignant, puis s’approchant encore de la caméra, avant de finir par s’éloigner tout à fait en prenant définitivement le large et en coupant court à l’interaction. Non seulement Jeanne adopte des attitudes négatives par rapport à Matthieu, mais la dynamique qu’elle insuffle à l’interaction « oblige » la caméra à rajouter du négatif au négatif, contrainte qu’elle est, à certains moments, de faire le point sur l’une ou l’autre figure dans une esthétique où les longues focales sont la norme. Par conséquent, l’interaction impose ici ce qu’on pourrait appeler une dynamique négative exprimant un profond désa-corps, que la caméra se charge largement de relayer.

Ce que cet exemple permet d’affirmer, et qu’il est important de souligner car nous n’avons guère eu l’occasion d’insister sur cette question en ces termes auparavant, c’est qu’une interaction corporelle dans le cinéma de Philippe Garrel (mais plus globalement en cinéma) peut perdre une partie de son intérêt esthétique et sémantique à n’être envisagée qu’en tant que situation dramatique. Une interaction cinématographiée est aussi, de manière assez fondamentale, une configuration filmique. Ce qui est peut-être sans conséquence du point de vue des personnages filmés, mais qui implique beaucoup du point de vue de la réception. Car, à travers la manière dont une interaction est « rendue » cinématographiquement, c’est finalement une esthétique qui parle. Si l’on s’autorise une brève digression, qui paraîtra peut-être incongrue mais qui nous semble pourtant entrer en résonance avec notre propos, Jean-Marie Samocki insiste sur l’idée que la valeur de l’esthétique « dévoyée » 655 des films pornographiques tient en grande partie à la manière dont sont traitées filmiquement ces interactions corporelles spécifiques que sont les pénétrations. Souvent grossies et réinjectées dans le tissu filmique sous formes d’inserts, elles ne sont pas qu’au service du sexe pour le sexe. Elles témoignent pour partie, en tant que « marques génériques » 656 , de l’esthétique du genre. Plus encore : elles contribuent en partie à fonder cette esthétique tout en étant, corollairement, conditionnées par elle. Bien entendu, il s’agit là d’un cas extrême (mais c’est son intérêt) et surtout très particulier parce que la codification tend d’une certaine manière à faire primer l’esthétique sur l’interaction – ce qui, on peut le noter au passage, constitue sans doute le caractère foncièrement paradoxal de la pornographie en tant que spectacle.

Mais, mutatis mutandis, toute interaction corporelle cinématographiée peut posséder cette vertu d’être en quelque sorte le miroir en lequel se reflète l’esthétique à laquelle elle appartient. Toute interaction corporelle, en fonction du traitement filmique qui lui est conféré, peut exhiber une préoccupation saillante du terrain esthétique dans lequel elle s’insère. C’est bien ce dont nous semble témoigner un autre moment de désa-corps présent dans un autre film de la quatrième période : celui où Paul, dans Le Vent de la nuit, se refuse à un baiser que lui demande Hélène, sous le prétexte qu’elle va lui faire renverser sa glace [séq. 6]. Le statut de configuration filmique de l’interaction est intéressant ici, non pas tant pour le mode de filmage choisi (encore que celui-ci ne soit pas négligeable), que par le rôle joué par le montage dans la représentation de l’interaction. Ce moment d’interaction, très fugitif, est en effet inséré dans une séquence en plusieurs plans. Il apparaît dans le quatrième plan de la séquence. Sortant de la pâtisserie avec son cornet de glace à la main, Paul s’approche près d’Hélène et celle-ci se jette à son cou en lui demandant de l’embrasser. Le spectateur a juste le temps de voir Paul effectuer un mouvement brusque de recul, avant qu’une procédure de montage cut, assez sensible, fasse passer le film à un plan donnant à voir l’intérieur de la pâtisserie où une file de clients patiente. Ce n’est qu’au bout des quelques secondes que durent ce plan qu’on retrouve Paul et Hélène, marchant dans la rue côte à côte.

Il faut d’abord souligner que ce plan sur les clients de la pâtisserie a une fonction dramatique évidente. Il révèle l’un des sens profonds du geste de désa-corps de Paul qui sans ce plan resterait étranger au spectateur : ne pas se laisser embrasser en public 657 par Hélène, comme si Paul avait honte de sa relation sentimentale avec cette femme plus âgée que lui. Alors qu’Hélène a soif d’actes symboliques émanant de son amant, qui viendraient prouver des sentiments assumés, Paul au contraire se dérobe. Mais le plan sur les clientes de la pâtisserie a aussi pour fonction de briser la continuité de l’interaction pour le spectateur. Plus encore, parce que le cut intervient dans le prolongement direct du geste de désa-corps de Paul, il paraît relayer au niveau filmique la coupure immanente à l’interaction induite par ce geste. En ce sens, le désa-corps paraît donner ici une impulsion que l’esthétique hautement fragmentaire de Philippe Garrel se charge de relayer, traduire et faire résonner par un effet de choc visuel indéniable. L’interaction corporelle gagne donc beaucoup ici à être vraiment envisagée dans sa dimension de configuration filmique. Car la problématique de la coupure-lien, qui représente l’un des points spécifiques et récurrents de l’esthétique de la co-présence, comme cette étude s’est déjà attachée à de nombreuses reprises à le mettre en évidence, trouve ici occasion de s’exhiber avec force. Inscrit dans un film, relayé par un cut, le geste de désa-corps paraît aussi « faire voir » une préoccupation esthétique.

Notes
655.

Jean-Marie Samocki, « La Politique des chairs tristes », art. cit., p. 8.

656.

Ibid., p. 8.

657.

Ce sens du geste de Paul est d’autant plus révélé par le plan sur les clients de la pâtisserie que le spectateur peut très clairement apercevoir l’une des clientes jeter un œil en direction d’Hélène et de Paul. Une sorte de regard furtif qui, étant donné le contexte, semble ne pas vouloir avouer une sorte de curiosité malsaine et sa désapprobation devant le spectacle d’un couple fondé sur un écart d’âge important.