Rapports entre désa-corps et a-corps (1) : ligne dynamique d’« écriture physique » 

Le deuxième axe sur lequel il convient de s’arrêter concernant les désa-corps dans les films de la quatrième période est celui du rapport qui peut s’établir entre eux et les moments d’a-corps, en ce qui concerne un même « entre deux personnes ». Il va de soi, en effet, que dans les films de la quatrième période, les situations d’interaction corporelle ne sont pas étanches les unes par rapport aux autres. Elles dessinent une ligne d’interactions, voire des nœuds d’attitudes contradictoires, où le sens qu’on peut leur accorder dépend aussi des relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Il n’y a là rien de bien étonnant puisqu’un film, en tant qu’entité close, active nécessairement un « principe de solidarité interne » 658 aux éléments qui le constituent. D’une certaine manière, on peut considérer que tout entre en relation avec tout dans un film et particulièrement les éléments de même nature. A fortiori les éléments qui relèvent directement d’une opération pensée de mise en scène. Si l’on s’en tient pour le moment à l’idée de ligne se dessinant d’interaction en interaction, il nous semble que lorsqu’une interaction corporelle apparaît dans un film, sa signification hérite du rôle joué par les autres interactions corporelles précédentes qui impliquaient les deux mêmes personnages. Ainsi, dans les films de la quatrième période, de véritables lignes dynamiques d’« écriture physique », pour reprendre l’expression de Jean Narboni, faites d’a-corps et de désa-corps paraissent pouvoir être dessinées. Des lignes dynamiques qui sont aussi des lignes sémantiques. On retrouve là l’idée de gestus, mais étendue sur un large segment filmique. Un exemple, trouvant son point d’acmé dans le plan emblématique du rôle crucial que peut avoir « l’écriture physique » dans les films de la quatrième période, peut donner une idée d’une telle ligne dynamique.

Étant donné la place que nous avons accordée à certains d’entre eux dans les analyses précédentes, il n’est pas besoin de démontrer plus avant que les interactions corporelles entre Jeanne et Matthieu dans Les Baisers de secours peuvent exprimer des « désa-corps majeurs » 659 . Mais ces désa-corps, une fois que la réconciliation a eu lieu entre cet homme et cette femme, sont aussi relayés et contrebalancés par quelques moments d’a-corps sensibles. Pour donner un tour de vis à notre logique terminologique, on est évidemment tenté de les nommer des ra-corps – expression qui a le mérite de faire résonner le fait que les (r)a-corps s’inscrivent dans le sillage et l’héritage des désa-corps. Le moment de la rencontre, avec l’émouvant baiser qui a lieu entre Matthieu et Jeanne et la scène de plus totale « complicité corporelle » évoquée plus haut constituent de tels moments de ra-corps. Mais surtout, les désa-corps ne paraissent rétrospectivement si importants que parce qu’ils semblent orientés vers un moment de ra-corps essentiel qui en inverse les paramètres principaux en vue d’une réparation symbolique, de ce fait d’autant plus efficace : celui au cours duquel Matthieu bande la jambe de Jeanne [séq. 38].

Dans cette séquence, Jeanne entre dans le compartiment d’un train et monte sur l’échelle qui donne accès à la couchette supérieure : c’est alors que, en se hissant, elle dit un « aïe » à peine audible et fait une grimace qui laissent entendre qu’elle s’est blessée, tout en s’asseyant sur la couchette. La caméra qui filmait jusqu’à présent son visage, effectue alors un panoramique descendant le long de son corps, pour venir filmer sa cheville. Le spectateur peut découvrir une égratignure, perlant de sang, située sur le haut de la malléole de Jeanne. À la gauche du cadre, le spectateur aperçoit, au même moment, les mains de Matthieu se munir d’un mouchoir d’un blanc immaculé. Après avoir retiré son escarpin à Jeanne, les mains de Matthieu façonnent le mouchoir en une large bande et viennent recouvrir de sa blancheur virginale l’éraflure de Jeanne 660 , en nouant fermement le mouchoir autour de la cheville [Planche XVII]. Un cut de montage intervient alors, qui nous fait passer à nouveau sur le visage en gros plan de Jeanne – visage encore froncé par la douleur. Après quelques secondes, entre dans le champ la main gauche de Matthieu : elle vient délicatement caresser la joue droite de Jeanne, avant d’être embrassée par cette dernière. Un dernier plan apparaît alors, toujours amené par un montage cut, sur le visage de Matthieu regardant en direction du bandage, hors-champ, qu’il vient d’effectuer. Au bout d’un très court laps de temps, la caméra vient recadrer le bandage, vite caché par l’épaisse chevelure de Matthieu qui vient déposer – le spectateur ne peut le voir mais le devine aisément – une baiser à l’endroit exact de l’égratignure. L’ensemble de cette séquence est baigné par un solo de free-jazz de Barney Wilen, la musique entrant dans un rapport « éclaté » 661 avec les images, créant un effet de « choc » 662 . Ce solo, par son caractère globalement atonal et heurté, accentue pour le spectateur le malaise que ressent Jeanne au moment de son écorchure. Mais il entre surtout en relation « anempathique », pour reprendre le terme de Michel Chion, avec la situation d’a-corps, ce qui ne fait sans doute, par contrepoint, qu’accentuer la dimension de douce réconciliation qui semble émaner de ce ra-corps.

Il faut évidemment souligner le caractère métaphorique de cette interaction. On pourrait dire qu’il s’agit là d’une métaphore incorporée ou, plus exactement, corporifiée. Ce que ce moment figure, c’est le recouvrement et la réparation par Matthieu des blessures éprouvées par Jeanne. En somme, Matthieu passe un voile blanc sur ce qui a fait souffrir Jeanne. Le caractère symbolique d’un tel moment d’interaction métaphorique ne saurait non plus échapper 663 . La blancheur virginale du mouchoir, le nœud qui entoure la cheville, le baiser de Matthieu qui achève l’interaction sont des signes très clairs : le ra-corps joue, sous une forme distanciée et qui n’est pas dénuée d’humour, avec les codes du mariage. Mais ce qu’il est essentiel de remarquer pour notre propos c’est que, dans cette séquence, l’interaction corporelle occupe décisivement le premier plan dès lors qu’on la rapporte à la logique des événements narratifs. En effet, ce moment intervient après que les retrouvailles entre Matthieu et Jeanne ont eu lieu, après aussi la tendre scène de lit. Face à ces deux moments, qui constituent de réels événements narratifs 664 , l’insignifiance du moment dans le train ne peut que frapper. Si les situations d’interaction corporelle étaient importantes dans ces moments de ra-corps précédents, la situation d’interaction corporelle devient ici la seule chose qui compte du fait même de la faiblesse narrative. C’est d’ailleurs cette dernière, nous semble-t-il, qui ouvre l’espace d’une lecture pleinement métaphorique de l’interaction.

Ce moment d’interaction vaut en tout cas d’abord en tant que ra-corps cinématographié. C’est bien aussi ce que donne à comprendre la mise en scène et les choix de filmage. Avec des plans uniquement concentrés sur les deux personnages très proches l’un de l’autre dès lors que Jeanne s’est écorchée, avec les panoramiques qui semblent habiter l’« espace entre » les personnages et au centre duquel se trouve la cheville blessée, avec les gros plans qui donnent une telle densité visuelle à l’égratignure et au mouchoir qui la recouvre, mise en scène et filmage font de ce moment de ra-corps un moment qui vaut fondamentalement par son statut de configuration filmique. C’est face à de tels moments, infimes mais puissamment visuels, qu’un spectateur peut se dire qu’ils n’auraient aucun intérêt hors du cadre du cinéma. C’est précisément parce que ce ra-corps est hautement et purement cinématographique qu’il constitue un point d’acmé dans l’ordre des interactions corporelles des Baisers de secours. Il démontre à lui seul tout le poids que, parallèlement à la narration, l’« écriture physique » peut acquérir dans les films de la quatrième période.

Mais si c’est vers ce moment de ra-corps que paraissent converger les moments de désa-corps, c’est parce qu’il prend à contre-pied les principaux paramètres des moments de désa-corps. Le fait est d’autant plus remarquable que les moments exclusivement entre Jeanne et Matthieu qui précèdent cet a-corps majeur sont fort peu nombreux dans Les Baisers de secours. Au vrai, nous les avons tous mentionnés et analysés précédemment 665 . Ils sont donc au nombre de deux : le moment devant l’hôtel et le moment où Jeanne passe la serpillière. Or, que peut-on constater si l’on met ces deux moments en regard ? On peut noter qu’ils présentent trois paramètres identiques : le rôle important dévolu à la parole, le fait que Jeanne est très souvent de dos par rapport à Matthieu et, surtout, le fait que les deux protagonistes n’entrent jamais en contact physique au cours de l’interaction. On voit alors qu’il en va tout autrement pour le moment de ra-corps. Les paroles sont inutiles, parce qu’elles sont pratiquement inexistantes ou recouvertes par la musique de Barney Wilen. Les deux partenaires de l’interaction sont en situation de face-à-face net. Enfin, et surtout, la dimension du contact physique est prépondérante et constitue le nerf de l’interaction corporelle. Tout se passe donc comme si Philippe Garrel avait pris soin de jouer la carte de l’inversion terme à terme. Ce ra-corps, en plus de la blessure de Jeanne, paraît alors entièrement effacer ce qui faisait la matière même des désa-corps en tant qu’interaction corporelle. Le meilleur moyen, sans doute, de faire sentir que ce couple a soldé son passé douloureux. La ligne dynamique d’écriture physique apparaît donc ici non seulement claire et lisible, mais dotée d’une profonde cohérence interne.

Notes
658.

André Gardies, Le Récit filmique, op. cit., p. 36.

659.

Pour faire écho au titre de l’article de Stéphane Delorme consacré à quatre films de la période Underground de Philippe Garrel. Cf. Stéphane Delorme, « Désaccord majeur (quatre films de Philippe Garrel) », art. cit., p. 311.

660.

C’est cette image qui se retrouve sur l’affiche du film. C’est dire l’importance que Philippe Garrel lui accorde dans l’économie des Baisers de secours.

661.

Philippe Garrel considère que la musique de Barney Wilen dans Les Baisers de secours « sort très légèrement du style strict du film pour pencher vers d’autres climats » et, évoquant précisément la séquence où Jeanne se fait une écorchure, peut dire que « le rapport musique/image est plus éclaté » (que dans un film classique s’entend) : « Il y a un choc entre les deux. » Cf. Thierry Jousse, « Le Refus du drame, entretien avec Philippe Garrel », art. cit., p. 29.

662.

Art. cit., p. 29.

663.

Dans Liberté, la nuit, une séquence manifestait déjà, mais en pure perte, la volonté, peut-être inconsciente, d’un personnage de restaurer à travers un acte symbolique le lien qui l’unissait à un autre personnage. Une séquence montre, en effet, Mouche en train de coudre en pleurant dans un grand théâtre vide, après que Jean lui a signifié leur séparation sans même qu’elle dise un mot. Nicole Brenez donne ce sens à cette séquence : « elle cherche à réparer, elle reprise. » Cf. Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 73. 

664.

Cf. Chapitre IV, en ce qui concerne la scène des retrouvailles.

665.

On pourrait nous objecter que la première séquence des Baisers de secours constitue un moment de désa-corps que nous n’avons pas étudié selon cet axe. Mais c’est précisément qu’il nous paraît trop simple de parler uniquement de désa-corps pour cette séquence. Il ne faut pas oublier, en effet, que la séquence s’achève sur un moment de recherche d’a-corps particulièrement remarquable puisqu’il est fondé sur une attitude mutuelle : les deux corps de Jeanne et de Matthieu étendus corps contre corps à terre.