Rapports entre désa-corps et a-corps (2) : contradiction au cœur d’un gestus

Comme il a été mentionné plus haut, c’est sur cette question des rapports qui s’établissent entre a-corps et désa-corps que l’analyse retrouve en définitive la notion de gestus, mais aussi sous un aspect que Gilles Deleuze ne développe pas. Il se trouve, en effet, que l’un des traits définitoires essentiels au gestus, dans son acception brechtienne, est celui de la contradiction. Bertolt Brecht peut ainsi dire que « les manifestations gestuelles » propres au gestus « sont le plus souvent complexes et pleines de contradictions, de sorte qu’il n’est plus possible de les rendre en un seul mot, et le comédien doit prendre garde, dans sa composition qui ne peut être qu’une amplification, de n’en rien perdre, mais au contraire d’amplifier l’ensemble tout entier. » 666 Ce que Philippe Ivernel exprime d’une autre manière, sur un point plus localisé : « le gestus n’implique nullement un rapport simple entre l’intériorité et l’extériorité [mais] demeure le plus souvent compliqué et contradictoire. » 667 On retiendra donc de ces deux citations que le gestus vaut aussi pour les contradictions qu’il traduit. Étant donné que dans l’acception du dramaturge allemand, le gestus doit permettre de lire « toute une situation sociale », sans doute faut-il comprendre que dans les pièces de Bertolt Brecht ce sont les contradictions mêmes de la société que le gestus a pour charge de traduire.

Bien entendu, il ne s’agit pas in fine de revenir au gestus brechtien contre le gestus deleuzien – qui d’ailleurs ne s’opposent pas (sans le gestus brechtien, il n’y aurait pas eu de gestus deleuzien). Il s’agit plutôt de considérer que la contradiction peut faire partie intégrante de toutes les formes de gestus. Certes, les analyses de Gilles Deleuze ne s’arrêtent pas sur cette question. Mais elles nous semblent le suggérer en plus d’un point. Par exemple, dans l’analyse du gestus qui s’établit entre le frère et la sœur dans Love Streams de John Cassavetes 668 , Gilles Deleuze montre que leur histoire est une « histoire désespérée » parce que les deux pôles du gestus et leurs excroissances (les amoncellements de corps féminins pour le frère, les amoncellements de bagages et d’animaux pour la sœur) entrent en contradiction et empêchent que le « courant » passe entre eux 669 . Mieux encore, Gilles Deleuze entame les analyses qu’il consacre au gestus précisément sur les contradictions qu’il peut incarner puisque la notion lui sert à pointer le passage qui s’instaure entre les deux pôles contradictoires du corps quotidien et du corps cérémoniel 670 . Par conséquent, on posera ici que la contradiction peut appartenir au gestus et qu’il parvient, par exemple, à traduire les contradictions douloureuses d’une situation sentimentale propre à un couple.

Parmi beaucoup d’autres qui auraient pu être choisis, Le Vent de la nuit offre un exemple convaincant de ce genre de contradictions qui peuvent venir complexifier un gestus. Ce moment nous intéresse d’autant plus – et c’est, à vrai dire, l’une des raisons qui nous a conduit à le choisir plutôt qu’un autre – qu’il vient en point d’orgue de la séquence où Paul se refuse à embrasser Hélène [séq. 6]. Mais dans logique des contradictions inhérentes à un gestus, cet exemple est surtout intéressant parce qu’il montre que « le lien ou le nœud des attitudes », pour reprendre les mots exacts de Gilles Deleuze, qui forment la matière du gestus peuvent fort bien s’opérer au cours d’un moment d’interaction très court. En l’occurrence, s’il y a bien enchaînement et développement d’attitudes contradictoires, on assiste surtout à leur cristallisation au cours d’un nœud d’attitudes précise. Si le gestus met bien « le temps dans les corps », selon l’expression de Gilles Deleuze, c’est alors sous une forme temporelle ramassée : celle de la simultanéité. Ce qui, nous semble-t-il, rend la contradiction portée par le gestus plus sensible encore.

Dans le dernier plan de la séquence, Paul et Hélène sont finalement montrés en situation d’attitude mutuelle. Ils marchent côte à côte, tournant le dos à la caméra. On n’oubliera pas à ce propos, comme Jacques Aumont l’a souligné, qu’un couple homme/femme s’éloignant côte à côte est une figure importante dans le cinéma en général et le cinéma de Philippe Garrel en particulier, pour l’idée d’avenir qui peut lui être attachée 671 . Il suffit de penser que dans Le Cœur fantôme la séquence où Justine et Philippe se rencontrent se termine justement sur une telle attitude mutuelle : cette dernière devient ici d’autant plus une figure que les paroles de Justine paraissent essentiellement avoir pour fonction de dramatiser l’image du couple s’éloignant côte à côte 672 [séq. 13]. Une forme importante d’a-corps ne manque donc pas de se dessiner entre Paul et Hélène au cours de l’interaction. De fait, le film est loin d’en avoir fini avec ce couple, que l’on retrouvera encore dans des moments d’interactions très émouvants et faits d’a-corps très sensuels. Mais le moment d’interaction corporelle en question contient un moment de désa-corps décisif. Hélène, ne renonçant visiblement pas à ce que Paul lui manifeste des preuves d’amour, revient « à la charge » et entoure Paul de ses deux bras. Mais, devant l’impassibilité du jeune homme, pour ne pas dire le dérangement qu’il paraît ressentir, Hélène laisse retomber ses bras, en signe de renoncement désabusé.

A-corps et désa-corps se mêlent donc au cœur d’une même interaction corporelle. L’attitude mutuelle de la marche côte à côte produit un a-corps que l’élan d’effusion d’Hélène voudrait encore conforter, mais que l’impassibilité de Paul infecte de désa-corps. Ce gestus contradictoire se charge donc, en un nœud d’attitudes, de synthétiser et de renvoyer aux contradictions sentimentales de ce couple mal assorti. Pour banale et simple qu’elle soit, une telle interaction corporelle incarne un mélange de sentimentalité et de malaise propre au couple. Le gestus se fait ici gestus sentimental, avec tout ce que cela suggère de tensions. S’il ne fallait qu’une image pour résumer ce couple, c’est bien celle-ci qu’il faudrait prendre, parce qu’elle dit mieux qu’aucune autre les transports contradictoires qui l’animent.

Notes
666.

Cf. Petit organon pour le théâtre, op. cit., p. 79.

667.

Philippe Ivernel, « Gestus » in Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, volume I, Paris, Bordas, 1995, p. 395.

668.

John Cassavetes, Love Streams (USA, 1984).

669.

Op. cit., p. 251.

670.

Ibid., p. 250.

671.

Jacques Aumont, « Secrète liberté » in Trafic n° 19, Été 1996, p. 19.

672.

En proposant à Philippe de faire « un bout », puis « un petit bout de chemin ensemble », le personnage de Justine entérine par la parole toute l’importance qu’il faut accorder par la suite à la marche côte à côte des deux partenaires de l’interaction.