Le cinéma de Philippe Garrel a, depuis les premiers temps 673 , affaire aux visages, affaire avec le visage 674 . Un film comme Les Hautes solitudes (1974), en noir et blanc, muet et tourné avec une caméra à manivelle 675 par intermittence sur plusieurs années, est en majeure partie composé de gros plans du visage de l’actrice Jean Seberg. Il développe un portrait dans le temps de cette femme, à différents âges de sa vie. Ce portrait dans le temps est surtout un portrait-temps, parce que l’ordre d’enchaînement des fragments n’est ni narratif, ni chronologique, mais procède d’une reconfiguration descriptive purement filmique. Le film s’ouvre ainsi à l’anachronisme, c’est-à-dire à la dimension d’un temps en apparence aberrant. Le visage de Jean Seberg saute d’un âge à un autre pour apparaître parfois plus jeune dans un plan que dans le plan précédent : le continuum temporel (Chronos) est alors brisé. Mais c’est au profit de l’expression du « temps à l’état pur » (Cronos) 676 . Si, comme le dit Gilles Deleuze, « le temps n’est pas l’intérieur en nous », mais « est juste le contraire, l’intériorité dans laquelle nous sommes, nous nous mouvons, vivons et changeons » 677 , le montage anachronique des Hautes solitudes ramène au premier plan le temps en lequel s’inscrivent tous les changements du visage de Jean Seberg que la chronologie aurait tendance à reléguer au second plan, en raison d’une restitution plus naturelle de l’évolution dans la durée de ses figures. Ainsi, ce temps pur que le film développe est l’enveloppe générale dans laquelle sont logés tous les âges du visage de Jean Seberg. C’est alors moins l’expression d’« une sorte d’actualité du sujet féminin, telle femme à telle époque de sa vie » 678 dont un tel film forme le projet, que la tentative romantique de saisir ce qui fait l’unité de tous les âges : l’essence idéale ou l’âme 679 d’une femme sous le changement des apparences. Les Hautes solitudes peut ainsi, en cinéma, renouer avec ce que Jean-Jacques Wunenburger considère comme la visée par excellence du genre du portrait dans la peinture classique :
‘« Ce que l’image-portrait fait accéder au visible n’est pas tel ou tel trait ni un mélange de traits, mais le graphe générateur de toutes les mimiques et de toutes les expressions. Le peintre parvient ainsi à faire monter en surface ce qui se tenait derrière le visage sous le masque du visible, ce qu’on peut nommer aussi styliser, c’est-à-dire s’installer en un lieu invisible aux sens jusqu’alors, à partir duquel s’engendrent tous les aspects visibles d’un visage. » 680 ’De manière sans doute moins fascinante et hypnotique que ce qui pouvait se produire avec Les Hautes solitudes, les films de la quatrième période n’en continuent pas moins d’entretenir un rapport fondamental au visage. Les gros plans de visages abondent dans les cinq films et ces derniers peuvent être considérés comme des films ayant aussi pour projet esthétique et éthique 681 fondamental d’en revenir à ce propre de l’homme qu’est le visage 682 , pour mieux venir scruter la part d’humanité des personnages mis en scène. Dans la logique de la dimension – voire de la vocation – anthropologique de son cinéma, Philippe Garrel élit d’abord les visages de ses acteurs comme pour mieux signifier qu’ils sont, avant des personnages, avant des protagonistes, avant des figures porteuses de valeurs documentaires, fictionnelles et plastiques, avant même d’être des acteurs, des hommes 683 . Mais c’est aussi par là réassurer en retour cette vocation anthropologique de son cinéma, par la mise en relief de l’orientation particulière de ses choix esthético-techniques. Car l’accent donné aux visages représente l’une des raisons majeures pour lesquelles Philippe Garrel opte quasi exclusivement pour un filmage en longues focales : il a pu souligner, par exemple, à propos du tournage des Baisers de secours, qu’il avait demandé à Jacques Loiseleux d’opter en permanence pour un objectif à 100 mm, même pendant les travellings, pour qu’il n’y ait plus dans son film que des gros plans de visages 684 . Ainsi, le visage en gros plan est, tout autant une manière de mettre en avant l’appartenance à l’humanité des acteurs filmés, qu’une manière de souligner en retour le geste anthropologique qui sous-tend le choix de tels gros plans.
Le dernier plan de Marie pour mémoire, le premier long métrage de Philippe Garrel, est à ce titre éloquent. Il représente trois visages filmés en plans rapprochés : celui de Marie (Zouzou), entouré des visages de deux très jeunes enfants, tous trois écoutant un disque d’apprentissage d’espéranto. Marie, que l’on a obligée à avorter de son enfant fantasmatique et dont on a « crucifié la mémoire » (Philippe Garrel) à coups d’électrochocs, retombe de la sorte littéralement en enfance et regagne peut-être par là une virginité : son corps de femme n’est plus visible : seul est visible son visage, qui répète les paroles incompréhensibles du disque – incompréhensibles comme l’est un babil de tout petit enfant. Rappelons à ce titre que Jean Douchet peut « esquisser une première définition du cinéma selon Garrel » comme « une saisie immédiate de la vie par l’enfant qui n’a pas de mots. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 21.
La lecture du livre de Jacques Aumont, Du visage au cinéma, permet à lui seul de faire prendre conscience que le visage est l’un des grands thèmes du cinéma de Philippe Garrel. Pour deux raisons au moins. Premièrement, l’épilogue de l’ouvrage est pratiquement entièrement consacré au « sort du visage » qui se dessine dans J’entends plus la guitare. Deuxièmement, parmi les photogrammes distribués dans les différents cahiers insérés entre chacun des chapitres de l’ouvrage il n’en figure pas moins de sept tirés des films de Philippe Garrel, des Hautes solitudes aux Baisers de secours en passant par Liberté, la nuit. Les images des films de Philippe Garrel se trouvent être ainsi les plus convoquées dans un livre entièrement consacré à la question du visage au cinéma, derrière les films du maître de Garrel, Jean-Luc Godard. Il y a là sans aucun doute une part personnelle de choix de la part de Jacques Aumont et une manière de témoigner de ce qui le concerne au plus haut point dans le cinéma de Philippe Garrel – ce qui fonde, comme il le dit à propos de La Naissance de l’amour « sa part d’empathie » avec ce cinéma –, à savoir le travail « sur la figure humaine cinématographique » (À quoi pensent les films, op. cit., p. 121). Mais il n’en demeure pas moins que cela représente un indice, mineur mais significatif, du statut crucial du visage dans le cinéma de Philippe Garrel. Cf. Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit.
Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 103.
Selon la distinction qu’opère Gilles Deleuze dans L’Image-temps. Cf. op. cit., p. 109.
Ibid., p. 110.
Selon une expression de Philippe Garrel lui-même. Il considère que c’est là « [s]a manière avec les femmes » qu’il obtient le plus souvent par improvisation alors qu’il « compose sur l’homme. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 34.
Gilles Deleuze peut d’ailleurs écrire : « […] le temps, c’est-à-dire l’âme ou l’esprit, le virtuel ». Cf. L’Image-temps, op. cit., p. 111.
Jean-Jacques Wunenburger, Philosophie des images (1997), Paris, PUF, coll. « Thémis », 2001, p. 142.
Colette Mazabrard écrit en ce sens : « Avec beaucoup de pudeur et de silence, Philippe Garrel découvre un chemin de cinéma pour aujourd’hui. Sans être ébranlé par le marasme actuel, peut-être un peu plus seul que jamais, il avance et tâtonne, à l’écoute de la seule nécessité et retrouve ainsi la voie d’un cinéma éthique […] dont les moyens techniques servent immédiatement le sujet. » Cf. « L’Amour, le cinéma », art. cit., p. 26.
Comme le souligne d’emblée Jacques Aumont dans son ouvrage : « […] le visage est humain, c’est seulement en référence à un sens profond de l’humanité qu’on parlera de visage pour un animal, une chose, un paysage ; […] support visible de la fonction la plus ontologique, le visage est de l’homme. » Cf. Du visage au cinéma, op. cit., p. 14. Souligné par l’auteur.
« L’absence ou la multiplication des gros plans caractérise infailliblement le tempérament du réalisateur du film et le degré de l’intérêt qu’il porte aux hommes », écrit Ingmar Bergman. Cité dans : Gérard Betton, Esthétique du cinéma (1983), Paris, PUF, 1994, p. 32.
« Lorsque j’ai parlé avec Jacques Loiseleux, je lui ai dit que je voulais un film tout en gros plans, même au moment des travellings alors que l’habitude est d’utiliser la focale 50, plus facile à manier pour le point. Je l’oblige à faire de travellings avec le 100, parce que je ne veux pas que le paysage bouge derrière, je veux qu’on voie uniquement les visages. » Cf. Thierry Jousse, « En toute intimité », art. cit., p. 37.