C’est avec le personnage de Marianne dans J’entends plus la guitare qu’un tel type de scénario-visage est peut-être le plus prégnant. Dans la première époque du film, à Positano, son visage est d’abord synonyme de luminosité, la pâleur presque trouble de sa peau de lait étant rehaussée par ses habits clairs, par l’aspect diaphane du ciel, par la blancheur des draps sur lesquels on la voit souvent, par un très léger maquillage pastel qui en fait ressortir « l’éclairage » naturel. Une telle luminosité irradie : elle exprime l’amour et le désir qu’elle éprouve pour Gérard, sa joie de vivre à ses côtés. Mais dès la seconde époque du film, ce visage devient plus sombre, porteur d’airs tristes, quand elle doit quitter son fils ou d’airs sévères à l’endroit de Gérard quand celui-ci ne se sort pas de l’épreuve à laquelle elle le soumet : qualifier l’amour qu’il éprouve pour elle. Le visage devient plus dur et exprime l’abattement et la mélancolie d’âme de Marianne, rongée de doutes et de lassitude avant de quitter Gérard. Son retour auprès de lui ne ré-insuffle que très provisoirement un peu de joie qui anime pour un court temps ce visage de sourires, avant qu’il ne se déforme sous la douleur des crises de manque d’héroïne.
Mais c’est dans la cinquième et dernière époque du film, au moment où Marianne fait retour dans le film après l’avoir déserté un temps assez long, qu’éclatent les modifications qui se sont opérées sur son visage. Retrouvant Gérard au café, Marianne revient telle un fantôme et sur son visage se dessine déjà le « profil de sa mort. » 687 [séq. 38]. De noir vêtue, Marianne est un vampire exténué qui semble avoir retourné contre lui-même les puissances mortifères dont il est porteur. Son visage apparaît comme celui d’un revenant, qui ne semble sortir des tréfonds du hors-film, dans lesquels il était tombé pendant la quatrième époque, que pour mieux sombrer ensuite dans la mort. Les yeux cernés d’un maquillage noir, le regard plein de ressentiment, Marianne est porteuse d’une consternation qu’elle ne cherche pas une seule seconde à masquer à Gérard et qui semble vouloir donner raison à un aphorisme de Cioran : « Quand on revoit quelqu’un après de longues années, il faudrait s’asseoir l’un en face de l’autre et ne rien dire pendant des heures, afin qu’à la faveur du silence la consternation puisse se savourer elle-même. » 688 Le visage de Marianne se fait ici déception et souffrance. Souffrance qui culmine ensuite dans le face-à-face si tendu avec Aline – face-à-face qui, au-delà de deux femmes, est la mise en présence de deux époques étrangères l’une à l’autre et pourtant liées par Gérard, l’absent qui les réunit par-delà leurs différences qui leur sautent aux yeux [séq. 42]. Cette séquence finit sur un gros plan du visage noyé de larmes de Marianne alors que se lève en fond sonore, venant d’on ne sait où, un morceau de musique de Nico. Ce gros plan est la dernière image de Marianne dans le film : celui d’une face bouleversée par des pleurs irrépressibles, un pur affect de douleur.
Emmanuel Lévinas écrit du visage qu’il est une « peau à rides » 689 . L’expression est d’une importance majeure sous la plume du philosophe parce qu’a priori très paradoxale. Dans la philosophie éthique d’Emmanuel Lévinas, qui pense le visage comme impossible à résorber dans une figuration, qui élève le visage au niveau d’un anti-objet abstrait 690 exprimant une nudité fondamentale en laquelle se fonde la relation à autrui, cette expression de « peau à rides » semble en effet l’unique concession du visage à l’ordre de la représentation. Elle suggère alors ce qui, pour Emmanuel Lévinas, fait le caractère fondamental du visage : ne pas se définir par la jeunesse, mais par la vieillesse. Alain Finkielkraut commente l’expression en ce sens dans La Sagesse de l’amour :
« Dans l’acception commune, il n’y a de visage que jeune. Qu’est-ce que la vieillesse, en effet, sinon l’inexorable effondrement de la déformation des traits, les ravages que le temps exerce sur les êtres, jusqu’à les rendre méconnaissables ? La vieillesse est dévastation du visage. Lévinas renverse complètement cette perspective. Quel que soit son âge civil, implique-t-il, le visage est vieux. La vieillesse n’est pas ce qui le défigure, mais ce qui le définit. Une imperceptible défaillance estompe la plénitude ou la grâce des physionomies les plus juvéniles. » 691
La vieillesse n’est pas la fin du visage, elle est son fondement. Elle n’est pas le signe de son dépérissement : la vieillesse est la nature du visage. Pourquoi évoquer ici la conception lévinassienne du visage ? Parce qu’elle semble, in fine, dévoiler le sens profond du scénario-visage Marianne dans J’entends plus la guitare. Au-delà d’une avancée, qui semble inexorable, dans la douleur et vers la mort, le scénario-visage Marianne paraît faire remonter à sa sur-face sa vieillesse ontologique. Au café, lorsqu’elle retrouve Gérard, Marianne lui pose, en s’emportant, cette question : « J’ai l’air si vieille que ça ? » Parce qu’elle est à jamais liée à un passé avec lequel, pour survivre 692 , Gérard a dû rompre et qu’il a peut-être oublié 693 , parce qu’elle revient avec en tête des paroles et des préoccupations d’un autre âge et que Gérard ne peut peut-être même plus comprendre, Marianne en effet ne paraît sans doute pas jeune aux yeux de Gérard, mais bien vieille. Et c’est cette vieillesse que son visage si différent de ce qu’il était alors fait implacablement ressortir 694 .
Nous empruntons cette expression aux Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar dans lesquelles on peut lire : « Serai-je emporté par la dixième crise, ou par la centième ? Toute la question est là. Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort. » Le dernier syntagme est tout ce qui subsiste d’un premier manuscrit. Pour Yourcenar, il pose le « point de vue » du livre. Cf. Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 289.
Cioran, De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1973, p. 17.
Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, p. 49.
Les questions qui fondent la réflexion de Lévinas sur le visage sont les suivantes, telles qu’elles peuvent se lire dans Totalité et infini : « Le visage n’est-il pas donné à la vision ? En quoi l’épiphanie comme visage marque-t-elle un rapport différent de celui qui caractérise toute notre expérience sensible ? » Le visage est, par essence, ce qui échappe à l’ordre des objets et des phénomènes pour Lévinas. Il s’ensuit un parti pris de totale abstraction dans la description du visage. Cf. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité (1971), Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 1990, p. 203.
Alain Finkielkraut, La Sagesse de l’amour (1984), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1996, p. 35. Souligné par l’auteur.
Dans la lettre de rupture définitive qu’il confie à Martin, Gérard écrit : « Je te préfère bien vivante loin de moi, que morte à côté de moi. » Gérard a donc conscience, malgré ce qu’il disait auparavant, que l’amour dans lequel il est pris avec Marianne ne suffit pas à faire vivre. Leur amour, couplé à l’héroïne qui les déconnecte de la réalité, apparaît au contraire une puissance profondément mortifère [séq. 31].
Les paroles de Marianne à Aline invitent à considérer comme plausible cet oubli : « Peut-être on a été très heureux. Peut-être on a été très malheureux. Peut-être on a été des héros. Peut-être pas. Mais de toute façon tu n’en sauras rien, parce qu’on n’en sait plus rien nous-mêmes. »
À ce titre, on ne peut que s’étonner de la réserve (la seule, il est vrai) que Jean Roy formulait à l’encontre de J’entends plus la guitare, regrettant « le caractère abstrait des personnages, en contradiction avec le réalisme de leur propos », quand un tel réalisme selon lui aurait dû conduire Philippe Garrel à « faire vieillir [ses personnages], les transformer […]. » Or, on le voit concernant la figure de Marianne : une telle transformation n’est pas du tout absente. Et en prenant une forme qui n’est pas celle d’un vieillissement naturaliste, cette transformation élève la vieillesse à un niveau bien supérieur qu’un simple vieillissement physique. Cf. Jean Roy, « La Faille et le grain » in L’Humanité, 14 septembre 1991 (archives Bifi).