« Entre deux visages » : une configuration filmique

Si l’importance du visage est particulière et marquante dans les films de la quatrième période, c’est aussi que, en raison des choix stylistiques et de l’orientation de la syntaxe cinématographique, les « entre deux personnes » sont souvent ramenés à des « entre deux visages » du point de vue de la réception spectatorielle. À ce titre, il est symptomatique que Marie-Anne Guérin, au cours de l’entretien où Marc Cholodenko remarquait que c’est toujours entre deux personnes que les choses se passent dans les films de Philippe Garrel, se voit comme obligée de préciser : « On pourrait dire entre deux visages… » 695 Assister à une situation dramatique entre deux personnes dans les films de la quatrième période, c’est en effet très fréquemment ne voir que les deux visages inscrits dans un même champ ou assister à des constructions filmiques où le visible a pour seule visée les visages. La dynamique monstrative repose alors sur le passage d’un visage à un autre par le jeu d’une caméra mobile ou un enchaînement de plans dû au montage 696 . Le poids constructeur des procédures filmiques de cadrage et de montage est ici considérable, parce qu’elles seules permettent de parler d’« entre deux visages ». On peut parler du visage au cinéma sans pour cela que le visage soit filmé en gros plan, on peut parler de situation dramatique entre deux personnes au cinéma même lorsque les deux protagonistes ne sont pas visibles, mais il paraît bien peu légitime de parler d’« entre deux visages », sinon à jouer la carte d’un forçage analytique et terminologique, si un certain usage du langage cinématographique ne génère pas par lui-même le motif.

De la sorte, contrairement à l’« entre deux personnes » qui est d’abord une situation dramatique pensée au niveau scénaristique, l’« entre deux visages » se présente d’abord, en tant qu’« entre deux visages », comme une configuration filmique. C’est le filmique qui fait l’« entre deux visages » et non l’« entre deux visages » qui s’impose d’emblée au filmique 697 . Ce statut de configuration filmique rend indispensable l’usage sous une forme substantivée de l’expression « entre deux visages », quand les expressions de face-à-face ou de tête-à-tête auraient pu a priori convenir 698 . Alors que l’« entre deux visages » ne sert ici qu’à désigner des configurations qui n’ont de pertinence et d’existence que filmiques, un face-à-face ou un tête-à-tête sont des noms d’usage courants qui excèdent largement le domaine du filmique, et c’est la raison pour laquelle elles ne sauraient en l’occurrence être idoines. L’« entre deux visages » vit d’abord par et dans le film, et c’est aussi ce qui fait que, d’un point de vue visuel, il renvoie d’abord l’« entre deux personnes » au rang de support.  L’« entre deux visages » forme par là un biais très particulier par lequel le spectateur a accès à une situation dramatique entre deux personnes. Par conséquent, parler d’« entre deux visages », c’est résolument se placer du côté de la réception filmique et c’est bien dans cette perspective que la configuration est envisagée ici.

Notes
695.

Marie-Anne Guérin, « Entretien avec Marc Cholodenko », art. cit., p. 39.

696.

Au vu de certaines séquences des films de la quatrième période, il serait fort peu judicieux en effet de se faire une conception par trop restrictive de la notion d’« entre deux visages » en la cantonnant à la seule configuration où deux visages sont inclus dans le même champ. Tout au contraire, la position ici défendue est qu’il peut y avoir « entre deux visages » sans pour autant que les deux visages soient jamais inclus dans un même champ, ni même d’ailleurs dans un même plan. Pour qu’il y ait « entre deux visages », il suffit que la caméra élise, pour un temps au moins, deux visages, et qu’un lien soit tissé entre eux par un mouvement de caméra ou par une procédure de montage. Néanmoins, il apparaîtra par la suite que la configuration réunissant deux visages dans un même champ est susceptible de relever d’une problématique particulière.

697.

Bien entendu, lorsque que les deux visages sont montrés dans des plans différents, il faut nécessairement que le spectateur ait au moins le sentiment qu’un lien diégétique possible se tisse entre les deux visages pour qu’il y ait « entre deux visages » – ce lien fût-il en dernier ressort, comme on a déjà pu le voir sur l’exemple des retrouvailles d’Hélène et Marcus dans La Naissance de l’amour, indécidable. Sans cela, il n’y a que juxtaposition filmique de visages et c’est toute la part virtuelle de l’entre-deux qui fait défaut.

698.

Une autre expression, si on lui rend son sens premier et littéral, aurait sans doute pu servir à désigner ces configurations : celle de « vis-à-vis ». Mais c’est un souci de cohérence terminologique qui invite à lui préférer la dénomination « entre deux visages » et c’est pourquoi elle n’a pas été retenue.