« Désintégration » de l’« entre deux visages »

Faire le constat que l’« entre deux visages » est une configuration filmique, c’est aussi se donner la possibilité de parler d’« entre deux visages », sans avoir besoin d’apporter plus de précision 699 , lorsque la situation dramatique mise en scène comporte plus de deux personnages. C’est d’ailleurs l’un des traits définitoires de cette configuration filmique que d’être fondamentalement élective : élisant en premier chef les visages de deux personnages, elle peut fort bien les distinguer à partir d’une situation dramatique qui n’est pas seulement entre deux personnes, se faisant plus élective encore. Il n’y a pas moins « entre deux visages » quand les procédures filmiques distinguent deux visages dans une masse conséquente de personnages (et sécrètent entre eux un lien) que lorsque deux personnages seulement sont en co-présence 700 . L’intérêt de souligner un tel point tient au rôle particulier que Philippe Garrel fait jouer – et le verbe jouer n’est pas du tout exempt ici de sa dimension ludique – à l’« entre deux visages » dans les cas où l’ampleur numérique de la situation dramatique n’apparaît pour le spectateur qu’après que lui a été donné à voir l’« entre deux visages ». En ces cas-là, l’« entre deux visages » peut autant valoir dans son intégrité de configuration que parce qu’il se rompt. C’est alors la « désintégration » 701 de l’« entre deux visages » qui prend de la valeur. Valeur d’abord pour l’effet de surprise qu’une telle désintégration peut provoquer quand se révèle au spectateur la vraie nature de la situation dramatique. Mais valeur aussi, et surtout, sur le plan sémantique.

Une séquence est à cet égard importante : celle dans laquelle Paul rappelle à Fanchon qu’ils doivent aller dîner chez leurs amis Clara et Jean, dans La Naissance de l’amour [séq. 30]. La caméra cadre d’abord Paul en gros plan de profil puis, en effectuant un panoramique ascendant, vient cadrer Fanchon, elle aussi de profil mais en sens inverse de Paul. La configuration « entre deux visages » est d’autant plus prégnante ici qu’aucun son, mis à part un léger babillement hors champ de Judith en début de plan mais qui peut fort bien ne pas être reconnu comme tel, ne peut laisser suspecter que la situation dramatique repose sur un plus grand nombre de personnages. Or, le plan suivant, qui instaure une distance-caméra beaucoup plus grande avec les protagonistes, ne fait pas qu’en finir avec l’« entre deux visages » : il confirme au spectateur que Judith se trouvait aux côtés de Fanchon et Paul et surtout lui révèle que Pierre est lui aussi présent 702 . L’« entre deux visages » Fanchon et Paul a donc été filmiquement construit par l’exclusion du visible des deux enfants qu’ils ont eus en commun, mais qui se tenaient néanmoins à la lisière de la conversation. Ce second plan revient alors à recontextualiser dramatiquement ce qui se disait dans l’« entre deux visages ». La structure de la séquence conditionne évidemment ici fortement sa réception spectatorielle : cette dernière se fait en deux temps et à deux niveaux (l’« entre deux visages » puis la situation dramatique globale), dans un mouvement d’enchaînement qui est surtout un mouvement d’élargissement. Un tel mouvement invite donc à comprendre que ce qui a lieu prioritairement au cours de l’« entre deux visages » répercute ses effets sur la situation dramatique globale.

En focalisant en premier lieu l’attention de la caméra sur les visages, Philippe Garrel fait d’abord résonner le désaccord qui s’instaure entre Fanchon et Paul à propos d’Ulrika (Fanchon refuse de se rendre chez Clara et Jean parce qu’Ulrika fera partie des invités) comme un point de crispation prioritairement conjugal et sentimental. C’est bien d’abord un couple qui est mis en évidence par l’« entre deux visages », et le retour au cœur de ce couple de la figure d’Ulrika, comme figure de désaccord, dit assez que l’échappée belle amoureuse de Paul avec Ulrika n’est ni soldée ni n’appartient à un passé qu’ils peuvent regarder avec sérénité – ce que le repas chez Clara et Jean se chargera de confirmer au plus haut point. La « désintégration » de l’« entre deux visages » qui suit peut déjà se lire ainsi comme une répercussion formelle de la tension qui vient de se faire jour. Mais en restituant le contexte dramatique complet dans lequel le dialogue a été proféré, le second plan amplifie aussi la portée et la résonance du désaccord. Ce que suggèrent littéralement l’apparition de ce plan et le fait qu’il enchaîne avec le précédent, c’est bien que ce qui est source de tension à l’intérieur du couple a aussi des répercussions directes sur la famille, dont ce couple est le noyau. Or, ces répercussions, ce qui se déroule dans ce second plan invite à les lire comme une menace. Dès le début de ce plan, en effet, Fanchon se lève et sort Judith de son baby-relax avant qu’elles ne s’éclipsent toutes deux hors-champ. Ce que ce plan donne donc à voir, c’est une dislocation momentanée mais surtout métaphorique de la cellule familiale. On comprend alors tout ce qu’avait de métaphorique, elle aussi, la « désintégration » de l’« entre deux visages » : elle préfigure la rupture qui suivra entre Fanchon et Paul, faute d’amour entre eux, et qui aboutira derechef à l’éclatement de la famille.

Notes
699.

Sans avoir besoin d’apporter plus de précision au contraire de ce qui pouvait se passer lorsque, dans le premier chapitre de cette étude, nous parlions d’« entre deux personnes » purement filmique. 

700.

Il convient tout de même d’ajouter que de tels cas de figure sont rares dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, pour la simple raison que la très grande majorité des séquences repose sur des situations dramatiques entre deux personnes.

701.

La mise entre guillemets de l’expression voudrait ici atténuer ce qu’a de trop violent le terme de désintégration : le terme doit d’abord être entendu comme s’opposant à l’intégrité de la configuration « entre deux visages ». Pour autant, l’exemple qui suit montre qu’une telle désintégration peut être chargée d’une certaine violence sur le plan métaphorique.

702.

On peut noter au passage que c’est un mode d’être filmique caractéristique du personnage de Pierre dans La Naissance de l’amour que de faire ainsi brusquement son apparition alors que rien ne la laissait prévoir. Dans une séquence précédente, alors que le cadrage de la caméra ne laissait voir que Paul et Fanchon dans la cuisine, en train de se disputer, un vif panoramique gauche de la caméra fait tout à coup apparaître Pierre, qui se tient immobile dans l’encadrement de la porte, pour qu’il dise qu’il n’aime pas les disputes [sq. 26]. Une autre fois encore, alors que Fanchon et Paul discutent dans leur chambre, ce dernier tout à coup se lève pour aller ouvrir la porte de la chambre et découvrir pour lui-même et pour le spectateur la présence de Pierre, qui se tenait peut-être là depuis le début de la conversation [séq. 43].