Le site d’où l’on voit et d’où l’on est vu

Dans Du Visage au cinéma, Jacques Aumont écrit que le visage « surtout », et l’adverbe est ici d’importance, « […] est le lieu du regard », parce qu’il est « le lieu d’où l’on voit et d’où l’on est vu à la fois […]. » 703 L’intérêt d’une telle remarque dans la perspective de l’« entre deux visages » est de permettre de situer d’emblée l’un des enjeux majeurs de la configuration dans les films de la quatrième période. Si le visage est bien non seulement le site d’où part la vision mais le site d’où l’homme est vu de manière privilégiée, l’« entre deux visages » surdétermine la problématique du regard inhérente au visage. L’« entre deux visages », en effet, donne corps à cette réciprocité voyant/vu en la redoublant et en l’inscrivant dans une dynamique d’échange où chaque visage peut se faire voyant tout autant qu’il est vu. Une interaction propre aux regards s’établit entre deux visages : tout en voyant un visage, le visage peut être vu par cet autre visage et en étant vu, le visage peut toujours se faire voyant du visage qui le voit. Georg Simmel considère d’ailleurs que « ce qui se produit dans [un] échange de regards constitue la réciprocité la plus parfaite dans tout le champ des relations entre les hommes. » 704 Ce n’est pas tant l’effectivité de la réciprocité qui compte ici (l’un des deux regards au moins peut toujours être refusé) que les conditions de sa possibilité. Entre deux visages, ce sont fondamentalement les conditions d’un « entre deux regards » qui sont en jeu.

Dans son article critique sur Les Baisers de secours, Colette Mazabrard écrivait à ce sujet une phrase programmatique : « Il faudrait reprendre le découpage des premières séquences, regarder comment le jeu conjugué des longs plans-séquences (valorisant l’espace entre les visages), et du texte du dialogue, transforme la scène en lieu d’un regard sur un regard. » 705 Sans suivre à la lettre un tel programme analytique, sans se cantonner aux Baisers de secours, sans non plus se cantonner aux « entre deux visages » sécrétés par des plans-séquences nourris de conversations, il paraît intéressant en revanche de retenir la perspective analytique suggérée pour mieux rebondir sur la belle expression que forge Colette Mazabrard : « lieu d’un regard sur un regard ». En effet, si l’on s’inscrit dans le sillage de la remarque de Jacques Aumont, il y a là plus qu’une intuition critique de la part de Colette Mazabrard. Il y a une manière de dénommer avec précision l’un des enjeux représentationnels et dramatiques fondamentaux attachés à nombre de configurations « entre deux visages ». Bâtir des « entre deux visages » pour en arriver à sécréter des « lieux d’un regard sur un regard » : c’est bien de cela qu’il s’agit, en effet. Il convient cependant de prendre la pleine mesure d’une telle expression dès lors qu’elle est forgée à partir des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. C’est alors tout autant la notion de lieu que celle de regard sur un regard qui doivent guider l’analyse en repartant au préalable des principes attachés à la notion de regard.

Notes
703.

Op. cit., p. 14.

704.

Georg Simmel cité dans : Isaac Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, op. cit., p. 23.

705.

Colette Mazabrard, « L’Amour, le cinéma », art. cit., p. 27.