Dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, l’importance de l’« entre deux regards » n’est jamais plus prégnante que dans les « entre deux visages » où les deux personnages entretiennent une relation qui se pense sur le mode d’un silence suffisant. Dans ces moments, aucune parole n’est échangée qui viendrait en quelque sorte recouvrir, estomper ou se mélanger à la présence et la préséance des regards. Le verbe étant absent, l’« entre deux regards » se présente plus directement comme l’un des sujets fondamentaux de ces « entre deux visages ». Dans J’entends plus la guitare, le plan-séquence dans lequel Lolla et Martin apparaissent pour la première fois en co-présence constitue l’un des ces « entre deux visages » totalement silencieux [séq. 2]. La dimension de l’« entre deux regards » est d’autant plus déterminante ici que ce plan-séquence propose, à partir du regard de Martin, une manière de voir qui est aussi l’un des thèmes courants attachés à la notion de couple amoureux en général et dans le cinéma de Philippe Garrel en particulier : la contemplation par l’homme de la femme aimée 711 .
En début de plan, seul le visage de Lolla est visible, cadré de profil, légèrement penché, le regard tourné vers le bas du hors-champ droit. Elle sourit très légèrement, ses yeux s’éclairent, puis elle finit par arborer un large sourire. Dès cette première image, alors que l’« entre deux visages » n’est pas encore constitué, on voit combien le regard de Lolla joue déjà un rôle déterminant : son regard, relayé par son sourire (et il est significatif que le changement de celui-ci suive la modification de celui-là), charge le hors-champ d’une présence encore virtuelle, mais sensible. Parce qu’il apparaît clairement comme un regard dirigé et porté vers une cible hors-champ, le regard de Lolla se fait foncièrement conjonctif, par-delà la coupure instaurée par le cadrage. Plus encore, parce qu’il s’ouvre sur un isolement du visage de Lolla, ce début de plan-séquence réassure la dimension de lien du regard, parce qu’elle est ici la seule (après tout, Lolla pourrait « sourire aux anges ») à ouvrir le champ vers son dehors et la présence d’un autre virtuel. Ainsi, s’il est seul à être visible, le visage de Lolla n’est déjà plus un visage seul.
Après ces premières secondes sur le visage de Lolla, la caméra panote sur la droite, en effectuant un mouvement en diagonale, d’abord enté sur la direction du regard de Lolla que relaie ensuite exactement le regard de l’autre protagoniste dévoilé : Martin. En fin de mouvement, seul Martin est cette fois visible, en position de « contre-plongée » par rapport à Lolla, la tempe droite posée sur sa main droite repliée. Martin se met à rire et dans le coin supérieur gauche du cadre, une mèche de cheveux de Lolla apparaît, comme si elle se rappelait fugitivement à la représentation, au point que la caméra, comme harponnée par cette mèche, remonte alors, en suivant dans le sens inverse la même diagonale que précédemment, pour venir cadrer les deux visages ensemble. Le visage de Lolla occupe tout le coin supérieur gauche du plan ; celui de Martin le coin inférieur droit. En cette fin de plan, Lolla détourne les yeux du visages de Martin, pour perdre son regard en direction de l’horizon, alors que Martin reste en pâmoison devant le visage de Lolla.
Il est peu de séquences, dans les films de la quatrième période, qui illustrent mieux l’à-propos de l’expression « lieu d’un regard sur un regard », parce que tout dans cette séquence – de la nature du filmage à la disposition des visages dans l’espace en passant par les caractéristiques propres aux deux regards – paraît en faire résonner les termes. Une « dramaturgie plastique », pour reprendre la notion de Jean Douchet 712 , propre aux regards s’établit ici qui constitue un pan essentiel de l’enjeu représentationnel et dramatique de ce plan. D’abord, la caméra, en n’excédant jamais le périmètre spatial de l’espace entre les visages, paraît entièrement réduire le lieu de la représentation à celui de l’« entre deux regards » : ce qui précisément a lieu ici dans la majeure partie de la séquence, c’est, enfermé entre deux visages, un échange de regards. Ensuite, en suivant, lors des deux panoramiques, les directions indiquées par les deux regards (premier panoramique) ou l’un des deux (deuxième panoramique), la caméra confère un statut majeur aux directions des regards. Plus encore, parallèlement aux effets de coupure qu’elle instaure, la caméra vient souligner le lien tissé par l’échange de regards. Il est symptomatique à cet égard que la caméra paraisse venir désigner l’endroit exact où les deux regards se nouent lors du premier panoramique, en suivant d’abord la direction du regard de Lolla puis celle du regard de Martin. Ainsi, la caméra traduit sur un mode proprement figural et cinématographique l’idée de regard-direction comme celle de regard-lien. Cet « entre deux regards » est, enfin, largement conditionné par la disposition des deux visages dans l’espace. Lolla et Martin, la description précédente cherchait à le mettre en évidence, ne sont pas dans une situation de face-à-face strict dans cette séquence. Lolla surplombe Martin de manière légère mais sensible, ce que la dernière image de ce plan, avec l’inscription des deux visages dans des coins du cadre opposés selon l’axe d’une des deux diagonales, rend on ne peut plus manifeste. Le « lieu d’un regard sur un regard » devient ainsi un lieu orienté en faveur du visage de Lolla. Une telle disposition des visages, si elle ne crée pas les conditions de la contemplation de Lolla par Martin, (la contemplation, par essence, élève par elle-même ce dont elle est contemplation), tend à traduire avec plus de force figurative l’état de contemplation dans lequel se trouve Martin pour le spectateur : le visage de Martin, comme en adoration devant une icône face à laquelle il lève les yeux, se fait entièrement « wonder » 713 . Son regard-expression peut alors jouer un rôle crucial dans cette attitude de contemplation et d’adoration. À lui seul, situé sous le visage de Lolla, il vient exprimer l’intensité d’un amour porté à une femme [Planche XVIII].
À ce titre, Thomas Lescure dans son dialogue avec Philippe Garrel « risque une hypothèse “affective” : il semble que l’immobilité et le silence se manifestent surtout dans tes films quand une femme est présente sur l’écran. Comme si cette femme était contemplée par un enfant, émerveillé, fasciné. » S’il ne semble guère judicieux de rapporter le regard porté sur la femme à la figure de l’enfant, parce que c’est toute la part d’érotisation de ce regard qui a ainsi tendance à être évacuée, l’hypothèse de Thomas Lescure dit assez que le motif de la contemplation de la femme est un motif récurrent du cinéma de Philippe Garrel. Cf. Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 277. Notons enfin qu’Hilary Radner propose sur ce point un inattendu, mais pertinent, rapprochement entre les films de Philippe Garrel et un trait constitutif du cinéma américain classique, tel que l’une des théoriciennes majeures de l’analyse féministe des films, Laura Mulvey, a pu le mettre en évidence : « La présence de la femme est un élément indispensable au spectacle dans le cinéma narratif normal ; pourtant sa présence a tendance à travailler contre l’évolution du récit, à figer le déroulement de l’action par des moments de contemplation érotique. Cette présence étrangère doit être alors assimilée au corps narratif. » Cf. Laura Mulvey citée dans : Hilary Radner, « Un sujet masculin : le corps, la femme et la figurabilité dans le cinéma de Philippe Garrel », art. cit., p. 277.
Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 22.
« Tantôt le visage pense à quelque chose, se fixe sur un objet, et c’est bien le sens de l’admiration ou de l’étonnement, que le wonder anglais a conservé. » Cf. Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 127.