Disparition du lieu diégétique au profit du seul « lieu d’un regard sur un regard »

Si l’expression « lieu d’un regard sur un regard » apparaît comme l’une des plus heureuses pour rendre compte de l’essentiel de ce qui se passe lors de nombreux « entre deux visages » dans les films de la quatrième période, c’est aussi en raison des choix de représentation dominants de l’esthétique garrelienne. En effet, très gros plans et longues focales ont parfois tendance à provoquer un effacement ou un évanouissement du lieu dans lequel les deux visages sont censés se trouver. Le lieu qui accueille les visages tend alors à se perdre dans les tréfonds de la représentation, laissant le champ libre à l’avènement d’un autre lieu, infiniment plus essentiel : le « lieu d’un regard sur un regard ».

Dans Le Cœur fantôme la séquence de la déclaration d’amour mutuellement écrite et dessinée par Justine et Philippe offre dans cette perspective un cas intéressant [séq. 15]. La séquence n’est pas, à proprement parler, uniquement constituée d’un « entre deux visages ». Elle croise, en effet, deux séries de plans : une première série constituée par de très gros plans du visage de Philippe ou du visage de Justine, une seconde série représentant soit les mains de Philippe en train d’écrire, soit les mains de Justine en train de dessiner. Cette deuxième série sur les mains est importante, parce qu’elle seule permet de connaître l’enjeu dramatique de cette séquence 714 . Mais la qualité d’émotion qui émane de cette séquence provient essentiellement des deux visages. Totalement muets, Philippe et Justine ne font que regarder ce que l’autre trace sur la nappe, ou sourire (Justine), ou regarder en direction de l’autre visage (Philippe). C’est bien « entre deux visages », entre leurs expressions, et dans la dynamique des regards que l’essentiel se joue. Il faut voir, par exemple, avec quel mélange de tendresse et de gaieté tranquille Philippe regarde avec insistance Justine qui elle même regarde, en s’en amusant, ce qu’il a écrit. Ici aussi, regard-direction, regard-lien et regard-expression se combinent pour créer la chair dramatique d’un moment. Le « drame » ici, c’est aussi un entrelacs de lignes et de directions appelés regards.

Mais ce qu’il faut surtout noter, selon l’angle d’analyse suivi ici, c’est que les visages des deux protagonistes, filmés en très gros plans, se détachent en relief sur un fond indescriptible, qui semble moins se rapporter à l’ordre du lieu qu’à celui de l’espace informe. Les longues focales jouent ici pleinement leur rôle d’un rendu hautement approximatif de la scène-monde. Ces plans donnent à voir deux têtes comme en suspension dans un espace moins devenu « quelconque » qu’inutile en tant que lieu, sinon pour sa vertu à fournir matière à un fond à peu près neutre 715 . Le lieu n’est plus un lieu déterminé : il semble accéder au statut de pur espace, comme s’il n’était pas encore articulé par la parole locative 716 . Le rapport différentiel qui s’établit entre les deux séries de plans du point de vue représentationnel n’est d’ailleurs pas sans importance, parce qu’il accuse l’impression d’effacement du lieu dans la série visages. Autant la nappe et ce qui est écrit dessus paraît vouloir raccrocher les deux protagonistes à l’ordre d’une réalité et d’une « concrétude » diégétique du lieu, autant les plans sur les visages paraissent vouloir aboutir à une totale désincarnation du lieu par un effet d’incarnation maximale des deux visages. Dans cette série de plans qui forment un « entre deux visages », le lieu disparaît donc, comme pour laisser place nette à une autre forme de lieu : ce « lieu d’un regard sur un regard », lieu entièrement interhumain, que le cinéma et ses puissances parviennent à rendre ici très sensible. Entre les deux visages, à la croisée des deux regards, lui seul compte désormais [Planche XIX].

Notes
714.

Philippe écrit sur un coin de nappe, dans un phylactère partant d’un cœur muni de jambes : « Toutes les lettres d’amour sont ridicules sinon elles ne seraient pas des lettres d’amour. »

715.

Anne Lété, précisément à propos du Cœur fantôme, a pu avancer l’idée que, en fonction de certains choix de cadrage en très gros plans, le lieu pouvait avoir tendance à disparaître pour ne plus laisser subsister qu’une impression de fond. Cf. Le Récit architecte, op. cit., p. 134.

716.

André Gardies, dans L’Espace au cinéma, opère une distinction entre espace et lieu, par analogie avec la distinction saussurienne de la langue et de la parole. Si l’espace est un ordre latent et virtuel, un système qui reste à construire par l’analyse, le lieu lui est une actualisation ponctuelle et concrète de l’espace : « Le lieu ne serait-il pas alors la parole de l’espace-langue ? L’un, particulier, manifeste, repérable, contingent, ne permettrait-il pas d’accéder à l’autre, général, latent, virtuel, immatériel, immanent, en un mot systématique ? » Il nous semble donc que plus la dimension du lieu s’estompe et devient évanescente, plus la virtualité d’un pur espace accède au premier plan. Cf. André Gardies, op. cit., pp. 71-72.