Regards négatifs : le caractère inévitable de la co-présence

Si l’expression « lieu d’un regard sur un regard » paraît enfin si judicieuse pour rendre compte de ce qui peut se dérouler entre deux visages c’est, non sans paradoxe, parce qu’elle évoque des regards, sans jamais parler ni d’échange de regards, ni non plus de vision. C’est ici que la dimension du regard-direction trouve sa pleine pertinence, parce qu’un regard peut fort bien exprimer, selon son orientation, un refus de voir. En ce sens, le regard d’un personnage peut atteindre sa plus grande efficace dramatique, mais aussi symbolique, lorsqu’il se fait regard négatif. Entre deux visages, les regards des deux protagonistes peuvent en effet ne pas se croiser, refuser le plus souvent et le plus longtemps de regarder vraiment l’autre, les regards peuvent chercher à éviter le visage de l’autre, l’« entre deux visages » n’en reste pas moins, de manière peut-être plus fondamentale encore que lorsqu’il y a échange, le « lieu d’un regard sur un regard ». Pourquoi de manière peut-être plus fondamentale ? Parce qu’en ces cas-là, l’« entre deux visages » pourrait bien venir figurer le caractère inévitable de la co-présence.

C’est ici qu’il convient de revenir sur le seul plan-séquence de la première époque de J’entends plus la guitare qui donne à voir Lolla et Marianne en co-présence [séq. 9]. Si ce plan-séquence mérite d’être retenu, c’est qu’il offre une configuration « entre deux visages » particulièrement nette. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’un des photogrammes les plus publiés du film en provienne 717 et, si nous mentionnons ce point, c’est que nous aurons à nous arrêter sur ce photogramme. Mais notons pour le moment que ce plan-séquence offre surtout l’exemple d’une micro mise en scène très précise d’une interaction entre deux regards le plus souvent négatifs, entée sur une mise en scène non moins précise des positions et des tournures des visages. Sous couvert de rapports de surface policés, les regards négatifs semblent se mettre au service de l’inimitié qui sourd entre ces deux femmes.

Ce plan-séquence fait entrer le spectateur in medias res dans l’« entre deux visages ». Marianne est au premier plan, vraisemblablement couchée sur le ventre et se tenant sur les coudes, ce qui a pour effet de surélever son visage ; Lolla est au deuxième plan, également couchée sur le ventre, mais le visage plus bas que celui de Marianne, son menton reposant sur ses deux bras croisés. Or, dès le départ, ce plan pose la configuration essentielle et dominante propre à cet « entre deux regards » : celle de deux regards qui s’évitent. Si Marianne regarde au sol, Lolla, elle, les yeux de toute façon dans le vague, paraît (ne pas) fixer un point dans le hors-champ droit. Le regard de Lolla est un « regard perdu » 718 . L’« entre deux visages » figure donc d’emblée la co-présence de deux regards négatifs. Les deux jeunes femmes sont côte à côte, installées dans une attitude quasiment mutuelle qui témoigne de l’a-corps qui naît de la situation d’interaction. Mais les deux regards dénoncent au contraire cet a-corps : tout laisse à penser que ce sont les circonstances (et la logique immanente à la première époque de J’entends plus la guitare, comme on l’a vu) qui ont créé les conditions d’une co-présence contre laquelle les directions de leurs regards semblent protester.

La suite du plan-séquence est à l’avenant. Les deux femmes restent le plus souvent en position de regard négatif, sinon dans les moments où la tournure de la conversation exige une adresse à l’autre plus marquée. C’est ainsi que Lolla tourne une première fois les yeux en direction de Marianne, après avoir dit qu’elle ne comprenait pas la différence entre « aimer bien » et ne pas « aimer beaucoup ». De même, Marianne tourne les yeux vers Lolla, alors qu’elle lui demande si elle est pressée de voir finir le paradis de Positano. À ce titre, il est remarquable que le seul et unique échange de regards entre les deux femmes ait lieu au point de plus grande connivence dans la conversation. Lorsque Marianne dit à Lolla qu’il ne faut pas faire attention à ce qu’elle dit parce qu’elle est une « vieille sinistre », cette dernière se retourne vers Marianne pour manifester son incompréhension. Celle-ci explique que « les sinistres, c’étaient des grecs qui avaient toujours raison », puis se retourne vers Lolla. Les deux regards se croisent alors et, dans un sourire, Lolla explique à Marianne que sinistre veut dire « pas gai », provoquant à son tour un sourire de Marianne. Cet échange de regards, parce qu’il est unique, parce qu’il s’accompagne de sourires, fait exception. Par contrepoint, il ne fait que rendre plus manifeste la logique des regards refusés et des visages fermés qui dominent.

Dans Le Champ aveugle, Pascal Bonitzer pose une question intrigante et au demeurant difficile. Il lui apporte une réponse qui, si l’on en dégage ce qu’elle induit, permet de tirer la substance sémantique attachée aux regards négatifs :

‘« À quoi reconnaît-on du premier coup d’œil une photo de film ? À ce que les lignes de force de l’image, les mouvements fixés, les regards et les lignes de fuites du décor semblent attirés, aspirés par un centre de gravité situé à l’extérieur du cadre et à l’oblique de l’axe de l’objectif. » 719

On pourra, à bon droit, trouver curieux qu’il faille en passer par une image fixe qu’est un photogramme – cette « chair inconnue du film » 720 , selon Serge Daney – pour tirer le sens de ce qui a lieu au cours d’une image-mouvement. Mais c’est précisément que, selon ce qu’en dit Pascal Bonitzer, certaines caractéristiques d’un photogramme ne diffèrent pas ontologiquement de celles qu’il partage avec l’image-mouvement. Elles se voient, au contraire, comme accusées par le gel du mouvement. Pascal Bonitzer fait sienne ici la conception bazinienne du cadre cinématographique, conçu comme un cache générateur d’une dynamique centrifuge dont la métaphore de l’aspiration donne une image suggestive. Mais le point intéressant en l’occurrence, et qui ne manque pas de paradoxe, c’est que Pascal Bonitzer déporte cette « centrifugeosité » du cadre/cache sur le terrain de l’image fixe issue d’un film 721 , non plus de l’image-mouvement. Alors qu’on pourrait penser que c’est précisément la nature mobile des éléments figurant dans un plan cinématographique qui rendent en majeure partie le cadre centrifuge (parce qu’ils peuvent toujours activer, en droit du moins, une dynamique d’échange entre le champ et le hors-champ), Pascal Bonitzer soutient au contraire que c’est la nature propre à la composition de l’image et certains éléments de cette image qui l’orientent vers son dehors. On soulignera ici comme un fait essentiel que Pascal Bonitzer compte les regards au nombre de ces éléments. Il y aurait évidemment beaucoup à discuter, sur un plan esthétique général, dans l’argumentaire de Pascal Bonitzer. Pour s’en tenir aux seuls films de la quatrième période, nombreux sont les plans, et les photogrammes issus de ces plans, qui donnent au contraire l’impression de rigoureuses compositions centripètes où « les lignes de forces de l’image » semblent aspirées « par un centre de gravité situé » à l’intérieur du cadre. C’est justement ce que nous verrons dans la suite de ce chapitre à propos de la question du portrait et surtout du double portrait. Mais il est aussi de très nombreux cas de photogrammes qui entrent en résonance avec les arguments du critique 722 . Or, c’est le cas du photogramme que nous évoquions plus haut.

Que donne à voir ce photogramme ? Les visages de Marianne et Lolla en co-présence, nécessairement [Planche XX]. Mais il les montre, conforme en cela à la dominante de la dynamique des regards qui a lieu au cours du plan-séquence, toutes deux en position de regards négatifs. Jouant un rôle essentiel pour la « centrifugeosité » inhérente à ce photogramme, ces deux regards paraissent ouvrir la représentation vers l’extérieur du cadre : vers ses propres mains, totalement hors-champ, en ce qui concerne le regard de Marianne ; vers un point indéterminé en ce qui concerne le regard de Lolla. Si lignes de force il y a bien dans cette image, c’est d’abord dans ces deux regards-direction qu’elles figurent. Ainsi fixées, les directions des regards accusent l’évitement dans la vision qui a lieu entre les deux femmes. Chacune d’elles apparaît d’abord tournée et concentrée vers tout autre chose que la femme avec laquelle elle se trouve en co-présence.

Mais c’est alors, nous semble-t-il, que l’argumentation de Pascal Bonitzer, sans se trouver complètement renversée, doit nécessairement être corrigée par tout ce qu’elle ne prend pas en compte. Car ce que Pascal Bonitzer ne veut sans doute pas voir, dans la logique du texte 723 où s’insère son propos, c’est que l’essentiel de ce qui ne paraît pas chercher la fuite hors du cadre s’impose avec une force accrue. Dans le photogramme qui nous intéresse, la présence et la densité des visages paraissent d’autant plus marquées qu’ils ne sortent pas des limites du cadre dans lequel ils sont inclus. Alors que les regards s’évitent, les visages, eux, ne peuvent s’éviter. Tout se passe comme si l’« entre deux regards », centrifuge, ne donnait que plus de poids à un « entre deux visages » centripète. Ainsi, et c’est le point sur lequel nous voudrions insister, c’est en définitive la co-présence des deux figures qui s’impose de manière décisive pour le regard spectatoriel. Les regards négatifs ont beau donner l’impression de vouloir passer outre, la « centrifugeosité » qu’ils instaurent donne un caractère inévitable à la co-présence des visages qui eux ne sont pas centrifuges.

Avec les regards négatifs, une dimension possible de la configuration « entre deux visages » s’affirme donc. Celle du caractère presque étouffant que peut acquérir cette espèce de vase clos qu’est la co-présence. Le « lieu d’un regard sur un regard » devient presque une petite prison, où les personnages paraissent avant tout subir la co-présence sous l’œil impassible d’une caméra qui les enserre. Les regards font tout pour s’éviter. Mais les deux visages paraissent aimantés dans la co-présence. Thomas Lescure a pu avancer l’idée que Philippe Garrel pouvait faire preuve d’une « perversité quelque peu eustachienne » 724 dans la scène de J’entends plus la guitare dans laquelle « Brigitte Sy (la femme dans la vie, celle qui sauve, qui nourrit, celle qui fait les enfants) se voit contrainte […] d’affronter la grande inspiratrice, la muse inquiétante et destructrice », à savoir Nico-Marianne sous les traits de Johanna Ter Steege. Mais il n’est peut-être pas utile d’en passer par le recours à l’autobiographique pour trouver des signes de cette perversité. L’inévitabilité d’une co-présence odieuse à deux personnages féminins est l’un de ces signes.

Notes
717.

Par exemple, ce photogramme figure parmi ceux qui illustrent la jaquette de la cassette vidéo commercialisée de J’entends plus la guitare.

718.

Pour reprendre une expression avancée par les Cahiers du cinéma en légende d’un photogramme du Vent de la nuit, montrant Hélène et Paul en situation de regards négatifs. Cf. Cahiers du cinéma n° 533, mars 1999, p. 38.

719.

Pascal Bonitzer, Le Champ aveugle, op. cit., p. 69. Pascal Bonitzer écrit bien « lignes de fuites » et non lignes de fuite.

720.

Serge Daney cité dans : Bernard Benoliel, « Les deux glaces à trois faces » in Cinéma 02, automne 2001, p. 20.

721.

Il convient ici de lever une équivoque. L’expression photo de film est en effet ambiguë, puisqu’elle peut renvoyer à l’idée de photo de tournage. Mais c’est bien de photogramme dont parle Pascal Bonitzer, comme la suite de son texte le confirme en distinguant regard-caméra en « photographie normale » et au cinéma. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on se trouve dans l’obligation de préciser que l’image fixe dont parle Pascal Bonitzer est « issue d’un film », parce que son caractère immédiatement centrifuge ne s’applique pas, dans l’esprit de Pascal Bonitzer, aux autres types de photographie.

722.

Dans Le Champ aveugle, c’est un photogramme de Pickpocket de Robert Bresson (France, 1959) qui vient en illustration du propos de Pascal Bonitzer.

723.

Ce texte, en effet, qui donne son titre à l’ensemble de l’ouvrage est essentiellement consacré à la problématique de la vision tronquée et du hors-champ, autrement nommé par Pascal Bonitzer, « champ aveugle », reprenant, comme on le sait, une expression de Roland Barthes.

724.

Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 201.