La problématique du portrait (1) : au-delà de la conception formaliste

La problématique du portrait irrigue les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. Cette problématique constitue d’ailleurs l’un des points de continuité le plus évident entre le travail intensif et expérimental effectué par Philippe Garrel dans un film comme Les Hautes solitudes et les films de la quatrième période. En premier lieu, on peut considérer que chacun des films de la période brosse le portrait d’un homme. Matthieu, Gérard, Paul, Philippe et Serge sont portraiturés. Mais il faut ici entendre la notion de portrait autrement que dans le cadre resserré d’une conception formaliste. Cette conception formaliste, Nicole Brenez et Jacques Aumont cherchent précisément, non pas à la récuser, mais à la dépasser parce qu’ils la jugent trop restrictive 726 . La solution qu’ils préconisent est de ne pas aliéner la notion de portrait à la sphère picturale, donc de la dégager de critères définitoires purement plastiques pour le reconsidérer à l’aune de ce qu’un film peut produire : par exemple, des effet de véridicité exprimant les qualités profondes d’un acteur-sujet 727 . En ce sens, comme le montre Jacques Aumont, en en trouvant notamment des exemples chez Jacques Rivette ou Maurice Pialat, le portrait cinématographique joue de manière aiguë du rapport entre l’acteur et son personnage, parce que c’est à travers ce que la mise en scène capture de l’acteur pour en faire la substance du personnage, en un geste « vampirique » 728 , que se manifestent les plus intenses effets de véridicité 729 .

Sans entrer dans le détail (car ce n’est pas l’essentiel de notre propos), ce peut être selon une telle perspective qu’il est envisageable de considérer que les films de la quatrième période développent des portraits d’hommes contemporains et ordinaires. À cet égard, Les Baisers de secours offre le cas le plus évident parce qu’une forme de brouillage identitaire immédiat ne manque pas de s’opérer entre le personnage de Matthieu et son interprète, Philippe Garrel lui-même, puisqu’ils sont tous deux cinéastes. Un tel brouillage identitaire est encore renforcé par le fait qu’il affecte aussi les autres personnages de la famille : Jeanne/Brigitte Sy, le père/Maurice Garrel, Lo/Louis Garrel. Il est bien difficile, il est même impossible en réalité, de dire ce qui revient en propre au personnage (sinon le prénom Matthieu) ou à l’acteur 730 . Le personnage, délibérément pensé comme une « composition » 731 , ainsi que Philippe Garrel le disait déjà du personnage du metteur en scène qu’il interprétait dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, devient ainsi le site où sont impossibles à démêler le fictionnel et les « effets de réel » 732 . Mais le trouble identitaire est intéressant en cela qu’il ne fait pas échec à l’idée de portrait en cinéma mais la fonde, si l’on suit Jacques Aumont sur ce point : il considère que le « propos même du cinéma où se produit le portrait est de brouiller [la] séparation entre acteur et personnage. » 733 Le dispositif de mise en abyme des Baisers de secours offre ainsi à Philippe Garrel de faire son propre portrait en tant que sujet paré du masque d’un personnage, de faire son portrait en personnage, tout comme Éric Rohmer peut faire le portrait de ses actrices « dans le personnage. » 734

Notes
726.

Cf. sur ce point, Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., pp. 129 et suivantes.

727.

Ibid., pp. 130-133.

728.

Sur l’idée de vampirisme, ibid., pp. 132-133.

729.

Op. cit., p. 132.

730.

De ce point de vue, même les dialogues de Marc Cholodenko ne sont pas un critère sûr. En effet, il a conservé quelques bribes de paroles consignées par Philippe Garrel et dont Philippe Garrel assure qu’elles sont réelles. Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 183.

731.

Ibid., p. 183.

732.

L’expression est de Philippe Garrel lui-même, en commentaire de sa présence en tant qu’acteur dans certains de ses films. Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 119.

733.

Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., p. 131.

734.

Ibid., p. 133.