Si la problématique du portrait continue d’œuvrer dans les films de la quatrième période, ce n’en est pas moins aussi avec le portrait conçu sur son versant formaliste. Sur cette base, les cinq films entretiennent des liens avec la peinture – par un tout autre biais que les toiles de Martin dans J’entends plus la guitare et celles de Philippe dans Le Cœur fantôme – en retrouvant et exploitant, par les moyens du cinéma, certains critères formels et structurants qui peuvent faire songer à des portraits picturaux. Il ne faut pas comprendre par là que les films se déportent sur le terrain de la peinture. Il faut comprendre qu’ils retrouvent, en cinéma, des problématiques que la peinture affrontait bien avant lui et continue d’affronter avec les moyens qui sont les siens.
Nicole Brenez avance l’idée que, d’un point de vue formaliste 735 , « l’opération portraitique » au cinéma, comme elle la nomme, reposerait en son fondement sur « l’isolation » 736 . Isolation d’un visage, isolation d’une figure, isolation d’un groupe de figures qui, ainsi détachés de la masse des autres éléments filmiques, accèderaient à la sphère du portrait. Une telle opération d’isolation, menant à un effet de « portraiturarisation », peut être le fruit de différentes techniques et Nicole Brenez étudie cinq de ses techniques. Sans entrer dans le détail, on peut brièvement les résumer. D’abord parce qu’elles montrent toute la richesse de l’opération portraitique au cinéma. Ensuite parce que ces techniques convergent vers un même « effet de stase », corollaire à l’idée de portrait cinématographique d’un point de vue formel et sur lequel nous aurons à insister. Enfin parce que deux de ces techniques se trouvent plus particulièrement jouer un rôle dans les films de la quatrième période.
La première de ces techniques d’isolation est « le montage par faux-raccord ou absence de raccord » 737 , dont les plans-flashes de Brigitte Bardot dans Le Mépris constituent un exemple fameux. La seconde de ces techniques « est le cadre qui, exploité dans ce qu’il peut avoir de centripète, autonomise l’image. » 738 La troisième de ces techniques « procède par autonomisation scénariique » 739 et apparaît dès lors qu’un film, « indépendamment de leur statut de protagoniste d’un récit » 740 , s’intéresse à certains personnages ou plus exactement certaines personnes humaines en insistant « sur leur corps, leur comportement, leur éthologie, libérés des histoires que leur être a pu engendrer. » 741 Ce qui « signifie qu’ils sont les héros d’un scénario concomitant au scénario diégétique […]. » 742 Mais ce qui fait du concept de « scénario éthologique » que forge ici Nicole Brenez une « opération portraitique », c’est l’isolement de la figure humaine élue qu’un tel scénario éthologique peut engendrer 743 . On le voit : cette opération portraitique entre en résonance avec l’idée de « scénario-visage » que nous avons examinée à propos du visage de Marianne dans J’entends plus la guitare. En ce sens, nous pouvons ajouter désormais que ce scénario-visage brosse aussi le portrait de Marianne. La quatrième technique d’isolation est plus difficile à comprendre. Elle est ce que Nicole Brenez nomme le « dysfonctionnement figural » : « il y a jeu sur les différents stades de l’avènement empirique de la figure, oscillation entre l’acteur et le sujet, l’improvisation et l’impromptu. » 744 Il nous semble, au vu de ce que dit Nicole Brenez, que le « dysfonctionnement figural » peut donc, formellement, venir appuyer les effets de véridicité recherchés à travers la conception non formaliste développée par Jacques Aumont. Enfin, la cinquième technique d’isolation que Nicole Brenez distingue est ce qu’elle nomme le « surfonctionnement figural » 745 , où « la figure est fétichisée par son cortège ou son entourage de figurines » 746 , dont l’un des exemples est celui de Marlène Dietrich dans L’Impératrice rouge de Josef von Sternberg 747 .
Hubert Damisch, que cite Nicole Brenez, pouvait avancer l’idée que quand « on voit apparaître dans un film un élément connoté comme pictural, une stase se produit nécessairement. » 748 Ce qu’il importe donc de retenir, quelles que soient les techniques qui permettent cette opération, c’est que l’opération portraitique par l’effet d’isolation qu’elle produit
‘« provoque cet effet de stase, cet arrêt dans le déroulement du flux filmique qui produit des effets de sens et de regard particuliers. Le portrait cinématographique intervient comme une légère syncope dans la diégèse et le temps filmiques. » 749 ’Avoir affaire à un portrait formaliste au cinéma, c’est donc nécessairement rencontrer un effet de stase. À moins que, dans une perspective analytique, il ne faille renverser la proposition : rencontrer une impression de stase qui mette en jeu de manière directe une figure humaine, a fortiori son visage, c’est nécessairement être conduit à poser la problématique du portrait.
Comme l’écrit explicitement Nicole Brenez dans le paragraphe qui ouvre la partie de sa thèse consacrée à l’opération portraitique : « Cette fois, nous tentons une définition formelle du Portrait cinématographique. » Cf. Autour du Mépris, Deux problèmes cinématographiques rapportés à l'invention figurative et solutions filmiques, Thèse de doctorat, EHESS, 1989, p. 604.
Op. cit., p. 605.
Ibid., p. 608.
Ibid., p. 608.
Ibid., p. 609.
Ibid., p. 609.
Ibid., p. 609.
Ibid., p. 609.
Nicole Brenez poursuit son commentaire en ces termes : « L’insistance et la discontinuité de la représentation de ces figures manifestent l’intérêt que le film leur porte, quitte à arrêter sa diégèse pour progresser dans l’investigation de cette autre histoire, histoire d’un être. Or, le soin que prend un film à montrer une figure peut finir par l’isoler des autres. Elle ne se trouve plus dans le même espace scénariique, dans la diégèse commune, et quand elle y fait retour, elle emmène avec elle l’aura conférée par son statut d’héroïne visuelle du scénario éthologique. » Cf. ibid., p. 609.
Ibid., p. 610.
Ibid., p. 611.
Ibid., p. 611.
Josef von Sternberg, L’Impératrice rouge (USA, 1934).
Hubert Damisch, « L’Épée devant les yeux » in Cahiers du cinéma n° 386, juillet-août 1986, p. 33.
Nicole Brenez, op. cit., p. 611.