Portrait d’une prostituée : principes formels, deux niveaux de découpe

Dans les toutes premières minutes du Cœur fantôme, on trouve un plan nettement conçu comme un morceau détachable, une stase qui constitue un portrait : portrait en plan rapproché et en légère contre-plongée de la prostituée incarnée par Valéria Bruni-Tédeschi, à laquelle Philippe Klein vient « simplement » 750 de dire qu’elle est très belle [séq. 1]. Si l’on peut choisir ce plan, c’est que l’effet ou la sensation de portrait est ici d’autant plus prégnant que tout le début de cette première séquence du film en trois plans vise un rapprochement progressif vers le visage de cette femme. Un premier plan d’ensemble montre le croisement dans la rue des deux figures de Philippe et de la prostituée, puis un deuxième plan, par raccord dans l’axe, vient cerner de plus près les deux figures, avant que n’apparaisse le portrait où la prostituée est pour la première fois seule à l’image. La progression peut se lire ici comme un avènement ménagé du pictural au filmique pour générer un portrait formel qui a surtout valeur d’icône : il fonde visuellement la beauté triste de la prostituée que le personnage de Philippe vient juste de souligner en paroles.

Un tel plan, à l’effet de composition rigoureux, permet de dégager les principes, fort simples au demeurant, à partir desquels Philippe Garrel dresse des portraits en plans rapprochés et en cinéma. Pour se situer dans l’ordre des opérations portraitiques analysées par Nicole Brenez, ces principes sont des variations sur la deuxième opération : l’activation de la valeur centripète du cadre. Ces principes, en effet, correspondent à deux niveaux de découpe. La découpe, en premier lieu, opérée par les arêtes du cadre et qui séparent le buste et le visage du reste du monde. Le portrait-formel procède avant tout d’une autonomisation et d’une singularisation de la figure humaine par rupture des liens qui la maintiennent en relation avec le monde. Le cadre a ici une valeur fondamentalement centripète qui enserre la figure dans l’enclos fermé et fixe du champ de la représentation et ramène le regard spectatoriel sur elle.

Le deuxième niveau de découpe s’établit ensuite entre le visage filmé et le fond sur lequel il se détache. La composition du portrait-formel procède aussi d’un rapport figuratif qui vise à mettre en relief le visage en le faisant fortement accéder à l’avant-plan de la représentation. Par ce deuxième niveau de découpe, il ne s’instaure pas seulement une coupure entre la figure représentée et le reste du monde, entre le visible et l’invisible. Ce deuxième niveau instaure une fracture au cœur même du champ, au cœur même de la représentation et établit une hiérarchisation entre deux nappes de visibilité dont le statut signifiant est fort différent : si la figure est à voir, le fond aide à voir. Bien entendu, le fond peut-être vu en lui-même 751 . Mais cela relève alors d’une décision spectatorielle qui prend parti, subvertissant ainsi la nature du rapport figuratif, de donner une place autre au fond, à ce qui n’est conçu en principe que comme le support au service de la figure. Dans le portrait de la prostituée, l’effet support est en l’occurrence nettement sensible. La prostituée est adossée de biais contre le mur : la figure repose ainsi sur le fond, ce qui donne d’ailleurs une tournure assez sculpturale à ce portrait filmique. Ainsi, l’économie figurative de ce plan, par l’effet de découpe interne au champ qu’elle propose, montre combien la figure humaine dans ce type de portrait-formel est privilégiée : l’espace visuel paraît se reconfigurer pour se faire entièrement anthropocentriste, comme modelé sous la pression d’un puissant principe d’individuation. Ce qui se trouve alors exacerbé, c’est l’apparence visible de la femme représentée – fût-ce pour inviter le spectateur à ne pas s’y cantonner et en faire une voie de passage vers son intériorité. Exacerber une apparence visible : telle semble bien être, en effet, l’une des visées formelles du portrait. Comme l’écrit Anne Souriau : « Le portrait est […] déjà interprétation et transcription, donc choix, pour rendre l’apparence extérieure d’une personne, quel que soit le degré de réalisme. » 752

À mettre en relation ce plan-portrait avec les nombreux autres 753 qui figurent dans les films de la quatrième période et qui auraient tout aussi bien pu servir de modèle à l’analyse, il apparaît que ces deux niveaux de découpe sont les deux principes élémentaires invariants à partir desquels Philipe Garrel dresse des portraits formels en plans rapprochés. De la sorte, ces principes forment matrice. Bien entendu, chacun des portraits offre ensuite son lot de variations qui le singularise et qui apporte toujours une réponse individualisée et circonstanciée à la question de savoir « comment, sous quel angle, à quelle distance, dans quel rapport au lieu environnant […] le visage humain est […] filmé ? » 754 Il suffit de songer au portrait de la sage-femme, dans La Naissance de l’amour, où l’effet de surexposition complexifie et dramatise le rapport entre la figure et le fond, sans pour autant le rendre caduc [séq. 12]. Baignant dans une blancheur lactescente, filmée en plan fixe, les contours du visage de cette femme paraissent légèrement rongés par une lumière devenue acide. Le travail de figuration et de défiguration partielle crée formellement ici un étrange mélange d’humanisation et de déshumanisation, lequel traduit sur un mode figural le caractère à la fois rassurant et inquiétant attaché aux représentants du corps médical pour Fanchon 755 .

Notes
750.

Philippe dit : « Je voulais simplement vous dire que vous êtes très belle. »

751.

De même, lors de certains plans composés en portraits formels, la différenciation entre la figure et le fond peut tendre à s’estomper jusqu’à les rendre presque indiscernables, presque indistincts. L’exemple le plus probant dans les films de la quatrième période se trouve dans J’entends plus la guitare et concerne le personnage de Linda. Lorsqu’elle vient rendre visite à Gérard, qui vit de nouveau en couple avec Marianne, elle se retrouve seule dans une chambre avant que Gérard ne vienne la rejoindre [séq. 28]. Filmée en plan poitrine, Linda se tient dans une grande obscurité qui la fait être ombre parmi les ombres : ses contours semblent se diluer dans la pénombre, si bien que le rapport figuratif entre figure et fond devient confus.

752.

Anne Souriau, « Portrait » in Étienne Souriau (dir.), Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, p. 1161.

753.

On peut faire référence au portrait de Lolla qu’effectue filmiquement Philippe Garrel, dans J’entends plus la guitare, et qui semble venir en lieu et place du portrait peint que Martin se refusait à faire dans la première époque [séq. 16]. On peut évoquer le début du plan, dans Le Vent de la nuit, où Hélène se tient de trois quarts dos à la fenêtre (image qui se retrouve sur l’affiche du film) [séq. 3]. On peut rappeler aussi le plan de la Jeune Femme, dans La Naissance de l’amour, épaules nues, cheveux mouillés, baignant dans une lumière lactescente [séq. 56]. Ce plan a un statut fort ambigu. Est-ce une image-rêve sortie de la tête de Paul ? Ou est-ce une prolepse, donc un plan plus objectif parce que ne devant pas être raccroché à la subjectivité d’un personnage, comme peut fort bien inviter à le penser le fait qu’un plan très proche apparaît par la suite dans le film, au moment où la Jeune Femme se lave après avoir constaté qu’elle a ses règles [séq. 65] ? La nature incertaine de ce plan et le fait qu’il apparaisse et disparaisse sans transition contribuent en tout cas fortement à en faire un « morceau détachable » qui renforce son caractère de portrait.

754.

Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., p. 128. Selon Jacques Aumont, « telle serait à peu près la question infiniment subdivisée qui suggèrerait le parallèle » entre portrait peint et portrait formel filmique.

755.

Après ce portrait où la sage-femme lui demande de se préparer pour entrer en salle de travail, Fanchon se met à sangloter, manifestant de cette manière l’appréhension qui est la sienne.