S’il a paru nécessaire de s’arrêter un peu longuement sur les principes formels attachés aux portraits dans les films de la quatrième période, c’est qu’ils se retrouvent dès lors qu’on aborde la question essentielle qui intéresse cette étude : celle du double portrait. Ce que nous nommons double portrait dans les films de la quatrième période, ce ne sont pas tous les plans qui sécrètent un effet de stase alors qu’ils présentent deux personnages en co-présence. Ce sont les plans qui sécrètent un tel effet de stase alors qu’apparaît la configuration « entre deux visages » dans un même champ. Une autre séquence du Cœur fantôme offre à cet égard un exemple qui mérite d’être pris en considération prioritairement, parce qu’il permet aussi de montrer que les effets de stase peuvent naître dans le continuum spatio-temporel d’un plan qui en lui-même déborde le cadre du portrait. C’est ici la conjugaison momentanée d’un cadrage fixe et d’une certaine immobilité des deux personnages qui ouvre le plan à la dimension de la portraiturarisation.
Ce plan met en co-présence, pour la dernière fois, Annie et Philippe [séq. 53]. Il s’agit du dernier plan de la séquence où Philippe retourne chez ses enfants et chez Annie, après que cette dernière l’a appelé à la rescousse pour la protéger de Moand devenu fou de violence. Ce plan débute sur le visage d’Annie filmée seule en gros plan, à la gauche du cadre. De trois quarts face, Annie se tient adossée contre le mur blanc du couloir qui mène à la porte d’entrée de son appartement. Immédiatement, la voix de Philippe se fait entendre hors-champ – « Ça va ou tu veux que je reste un peu ? » – et son visage vient s’inscrire, de profil, à la gauche du cadre. Lui aussi colle son épaule contre le mur. Dès cet instant, les conditions du double portrait sont réunies. Bien que les deux têtes, légèrement en amorce, débordent du cadre, un important effet de clôture centripète se dégage. En raison de la fixité du cadrage, d’abord : il impose ici des arêtes fixes et un effet de découpe qui sécrètent un effet de picturalité. Ce sentiment de picturalité est encore renforcé par le fait, légèrement paradoxal, que ce cadrage fixe dure, comme « dure » le cadre d’une toile pour celui qui la regarde, parce que ce cadre est immuable. C’est ainsi que l’effet de stase est ici particulièrement évident et prononcé. Plus encore, cet effet de stase se voit encore renforcé rétroactivement lorsqu’il vient à se rompre : la mobilité de la caméra qui se fait jour dans la fin du plan, pour suivre en travelling latéral gauche Annie qui va ouvrir la porte de l’appartement à Philippe, fait prendre un peu plus conscience au spectateur combien le cadrage qui précédait entrait en résonance avec la peinture. L’effet de clôture centripète est dû aussi à l’orientation des deux visages. Essentiellement tournés, et même à certains moments penchés l’un vers l’autre, les deux visages paraissent animés par un mouvement de rapprochement nettement centripète. Le profil affûté de Philippe, qui semble « s’organiser » en pointe vers le visage d’Annie et son regard qui ne cesse de fixer son ex-femme, ne font que surenchérir sur cet effet centripète. Enfin, la clôture centripète est assurée en raison des effets de découpe internes au cadre. Les visages d’Annie et de Philippe se détachent nettement sur le fond assez neutre du mur, ce qui oriente le rapport figuratif au profit des visages largement mis en relief.
Mais la spécificité d’un double portrait cinématographique par rapport à un portrait unique est d’établir, sur la base des principes formels repérés, une exacerbation du rapport figuratif qui s’instaure entre les deux visages. Le rapport visages/fond sert en quelque sorte de socle à la mise en relief du rapport figuratif entre les deux visages. Étant donné la nature centripète de la composition, ce rapport acquiert un caractère cerclé sur lui-même qui semble en faire le prime enjeu représentationnel. Mais il faut tout de suite ajouter qu’un tel rapport figuratif est particulièrement à même d’attirer l’œil spectatoriel et analytique dès lors que ce rapport paraît complexe ou dramatisé. C’est évidemment sur ce point que le double portrait Annie/Philippe est particulièrement intéressant, étant donné les différences morphologiques entre ces deux personnages que nous avons pues analyser au chapitre précédent. En effet, tout se passe comme si Philippe Garrel avait voulu, avec ce portrait, accuser une dernière fois l’incompatibilité figurative des deux personnages au cours d’un plan qui, au niveau dramatique, montre que l’incompréhension est devenue totale entre eux 756 . La disposition des deux visages dans le cadre a ici une importance décisive et d’une certaine manière, en faisant référence aux célèbres catégories d’Henrich Wölfflin conceptualisées dans son ouvrage Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, on pourrait dire que dans ce double portrait le visage d’Annie s’impose comme « pictural » quand celui de Philippe apparaît beaucoup plus « linéaire » [Planche XXI]. Henrich Wölfflin défend en effet l’idée que
‘« dans le style linéaire toutes choses sont vues suivant des lignes tandis qu’elles le sont par leurs masses dans le style pictural. Voir de façon linéaire, c’est donc chercher le sens et la beauté des choses en premier lieu dans leurs contours – les formes intérieures elles aussi ont leurs contours – en sorte que l’œil soit guidé par les limites de l’objet et soit invité à les appréhender sur les bords. Voir par masse, en revanche, c’est détourner son attention des limites, les contours étant devenus plus ou moins indifférents, et les objets apparaissant alors comme des taches qui constituent l’élément premier de l’impression. […] Tout dépend de l’importance primordiale ou non qu’il faut attribuer aux contours, et du fait que la ligne doit – ou ne doit pas – être déchiffrée linéairement. » 757 ’Or, le véritable brouillage de la ligne qui caractérise la chevelure frisée d’Annie, organisée en paquets de boucles, donne d’une certaine manière une tonalité picturale à l’ensemble de son visage : il semble plutôt « devoir » se lire comme la conjugaison plastique d’une masse-face et d’une masse-cheveux. Il est décisif ici qu’Annie se tienne essentiellement de trois quarts face, parce que le caractère littéralement « massif » de son visage, ou pour mieux dire composé de masses, s’impose, ce qu’aurait largement estompé une tournure de profil. Le visage de Philippe, au contraire, peut immédiatement être abordé et précisé dans son contour. En raison des caractéristiques dominantes de son visage (affûté et ponctué de pointes que sont son nez, son menton et sa houppette de cheveux), en raison aussi de sa position dans le cadre : de profil, la ligne de son visage, déjà très linéaire, est ici très nette. Ce double portrait donne donc le sentiment de ne pas mettre seulement en co-présence deux visages, mais presque deux économies figuratives différentes et irréductibles l’une à l’autre – un peu comme si Annie avait été peinte par Rembrandt alors que Philippe aurait été dessiné par Dürer 758 . On peut voir là une manière, au fond assez radicale, de faire le double portrait de deux êtres qui n’ont décidément plus rien à faire ni à voir ensemble.
Le dialogue porte sur le fait qu’Annie continue à aimer Moand, même lorsqu’il lui tape dessus, parce qu’il n’a peur de rien, pas même des flics. Philippe apparaît totalement consterné par de tels propos. Annie, elle, paraît mépriser profondément Philippe devant son incapacité à trouver édifiant un tel sentiment.
Henrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Le problème de l’évolution du style dans l’Art Moderne, trad. fr., Paris, Gérard Montfort, 1992, pp. 21 et 22. Souligné par l’auteur.
Ce sont les deux peintres qui servent de références à Henrich Wöllflin pour illustrer chacun des deux styles. Dürer est linéaire, Rembrandt est pictural.