Il est dans La Naissance de l’amour un plan très important pour montrer à quel degré d’enjeu, autant représentationnel que dramatique, peut atteindre le simple fait de réunir deux visages dans un même champ dans le cinéma de Philippe Garrel. Plan fixe qui s’étire dans la durée montrant deux visages très proches l’un de l’autre, souvent immobiles et couchés dans un même lit : il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’un double portrait. C’est même l’un des plus importants de toute la période parce que le rapport figuratif qui s’instaure entre les deux visages s’avère profondément dramatisé par un filmage en très longue focale. De ce point de vue, un tel plan permet d’aborder un point que nous avions volontairement passé sous silence dans le premier chapitre de cette étude (dans la perspective de l’analyse de ce plan justement) : celui d’un collage disjonctif, ainsi que l’on peut décider de l’appeler, de deux figures par l’emploi d’une longue focale. C’est d’ailleurs par là qu’un tel plan, mieux qu’aucun autre peut-être dans l’ensemble des films de la quatrième période, fait de l’entre-deux, tel que le conçoit Daniel Sibony, un excellent opérateur d’analyse pour lire les situations entre deux personnes dans le cinéma de Philippe Garrel parce que la coupure-lien se voit quasiment réifiée.
Ce double portrait met en co-présence Ulrika et Paul [séq. 8]. Il s’agit du dernier plan de la seconde séquence où les deux protagonistes sont à l’hôtel. C’est une longue scène de confession, pendant laquelle Ulrika confie à Paul les raisons pour lesquelles il n’est plus question pour elle « de retomber dans la situation de l’amour ». Une telle confession possède un statut dramatique d’importance, parce qu’elle signifie au spectateur, comme peut-être à Paul, que les sentiments d’Ulrika ne sauraient se transmuer en amour. Par conséquent, cette confession pose en germe l’échec futur de leur relation. Pendant toute la durée de ce plan, la disposition générale des deux visages ne change pas, comme ne change pas non plus la répartition des zones de net et de flou dans le cadre [Planche XXII]. À l’arrière-plan, Ulrika est filmée de face, le visage en oblique : le point est fait sur elle et la netteté lui est réservée. Au premier plan de l’image, Paul se tient de profil, le visage entièrement flou, dissemblant d’avec lui-même, comme si la chair de son visage bavait par-dessus les contours de son profil. En raison de la longueur de la focale utilisée, les deux visages subissent donc un traitement figuratif très différencié : alors que le site de la parole 759 (le visage d’Ulrika) est l’élu de la représentation, le site de l’écoute (le visage de Paul) est, lui, entièrement tributaire d’un traitement qui semble hésiter entre figuration et défiguration (on reconnaît incontestablement Paul, mais son identité-visage est entamée). Comme pour le double portrait du Cœur fantôme analysé plus haut, les catégories du « pictural » (Paul) et du « linéaire » (Ulrika) seraient peut-être intéressantes à faire jouer pour bien marquer l’écart figuratif qui s’instaure entre les deux visages (encore qu’il soit problématique de reverser la figuration du visage d’Ulrika entièrement du côté du linéaire, ne serait-ce que parce que la semi-pénombre qui règne dans le plan estompe certains contours de son visage, en particulier au niveau du menton). Mais la différence de traitement est ici par trop évidente pour qu’il soit besoin d’en passer par ces deux catégories.
Il semble plus important de s’arrêter sur l’essentiel de ce que cet écart figuratif exprime : une incarnation visuelle de l’entre-deux entendu comme coupure-lien. Le rapport figuratif qui s’instaure entre les deux visages au cours de ce double portrait n’est pas seulement producteur d’écart ou « différence » 760 . Il établit simultanément une impression de lien très fort au niveau visuel. La position des deux visages dans l’espace joue ici un rôle : partageant le même lit, les figures de Paul et d’Ulrika sont nécessairement proches l’une de l’autre. Mais c’est surtout les effets de modelage figuratif dus à la caméra et à ses capacités productives qui sont ici d’importance. Par la localisation adoptée, d’abord. Placée pratiquement à hauteur de visages (peut-être perçoit-on une très légère plongée) et selon un angle de vision qui fait se superposer le profil de Paul sur le haut de la tête d’Ulrika, les deux visages donnent par endroit l’impression de se confondre : la ligne devenue incertaine du profil de Paul déborde sur les traits d’Ulrika qu’elle vient troubler. Mais c’est surtout l’objectif utilisé qui vient renforcer le lien au niveau visuel. Ici joue à plein cette propriété esthétique des longues focales qui est d’estomper l’impression de distance entre les objets filmés. En effet, l’espace qui sépare les visages de Paul et d’Ulrika apparaît très comprimé, du fait même qu’à l’image le visage flou et le visage net paraissent surtout entrer en relation de collage. L’hétérogénéité figurative a tendance à transfigurer la relation spatio-diégétique des deux visages en une relation visuelle de pure surface, comme pourraient l’être deux autocollants appliqués sur l’écran. Bien entendu, c’est consciemment que nous forçons ici un peu le trait (aussi parce qu’il nous est difficile, par l’écriture, de rendre justice à un phénomène visuel qui perd de toute façon de son impact figuratif à être expliqué et déplié dans un texte). Il est clair que la mobilité des visages problématise le recours à la notion de collage. Il est clair que les lois de la perspective n’en continuent pas moins de s’appliquer dans cette image et que les deux visages ne sauraient vraiment être ramassés sur le même plan. Mais, en définitive, il s’en faut de peu. Il nous semble donc que la notion de collage est la plus licite pour rendre compte de l’impression très forte d’une réduction a minima de l’espace entre les deux visages. Par là même, dans l’entre-deux de la parole et de l’écoute, la dimension du lien ne laisse pas d’être très présente.
Il va de soi, par après, qu’il est nécessaire d’insister, ainsi que le fait Jacques Aumont, sur l’effet de disjonction majeur qu’instaure l’écart figuratif entre visage net et visage flou. En reversant la netteté entièrement du côté du visage d’Ulrika, ce double portrait provoque une coupure radicale dans l’ordre de la représentation, qui exprime une faille incommensurable dans la relation. Ce plan produit une sorte d’atteinte figurative sur le visage de Paul, comme on porte atteinte à l’intégrité d’une personne. Si l’on se laisse entraîner sur la pente des métaphores stylistiques, dont Laurent Jullier a pu montrer toute l’importance dans l’analyse de film dès lors qu’il s’agit de s’engager dans la voie du sens 761 , il n’en faut sans doute pas plus au spectateur pour comprendre que Paul n’a certainement pas une position de force dans le couple 762 . La « domination » visuelle d’Ulrika corrobore une domination dramatique. Paul et Ulrika, en tout cas, ne sont pas traités sur un pied d’égalité figurative : il y a une disjonction à l’œuvre. La découpe, contrairement à ce qui se passe avec un portrait à visage unique, n’est plus seulement entre la figure et le fond : elle a lieu surtout entre les deux figures. Autrement dit, si sensation de collage il y a entre les deux visages, c’est un collage disjonctif, autrement dit une coupure-lien réifiée.
Ce collage disjonctif entre les deux visages, le déséquilibre qui s’instaure dans la répartition de la parole et de l’écoute l’accuse : Ulrika, captant l’essentiel de l’attention spectatorielle par son discours, n’en apparaît que plus nette, et donc plus présente à l’image ; Paul, réduit pour l’essentiel à une écoute mutique, n’en semble que plus flou et, au fil de la confession, paraît finalement surtout présent dans un état d’absence. C’est pour un tel portrait que l’on peut dire avec Blaise Pascal qu’un « portrait porte absence et présence » 763 , caractère qu’il prête aussi, comme on la vu, à la notion de figure. En ce sens, le double portrait de Paul et Ulrika serait fondamentalement figure, c’est-à-dire entièrement architecturé par l’entre-deux qu’il contient. Une telle hypothèse (et que nous tenons à laisser à l’état d’hypothèse) est évidemment séduisante : elle invite, en dernière instance, à faire de l’entre-deux sécrété de manière si concrète entre les deux visages l’enjeu autant figuratif que dramatique de ce double portrait.
La confession d’Ulrika est pratiquement un monologue. Paul n’intervient que deux fois, de manière très brève.
Jacques Aumont, dans l’étude qu’il a consacrée à La Naissance de l’amour, propose une analyse de ce plan qui mérite d’être citée in extenso parce qu’elle n’est pas sans rapport avec la nôtre : « Après l’achat des préservatifs, et avant de “faire” l’amour, Paul et Ulrika sont saisis dans un long plan fixe, plus de quatre minutes, qui est une confession à la Bergman (il ressemble beaucoup à la confession de Liv Ullman à Max von Sydow dans Une passion). Dans un cas comme dans l’autre, l’actrice récite un texte très écrit, composé, pour un homme qui l’écoute, mais ce rapprochement même permet de voir comment une telle traversée s’opère dans le film de Garrel. Tout le travail du figuratif dans ce plan consiste à réunir les deux têtes des acteurs en les séparant visuellement : lui est à l’avant-plan, de profil, vertical, son front et son menton taillés par le cadre, ses traits gommés et rendus cireux ou huileux par le flou ; le point est fait sur elle, de face, visage posé en oblique, sculpté par la lumière qui lui fait des arcades sourcilières de masque nègre. Le contraste appuyé, tenu dans l’immobilité et la durée, donne l’idée d’une vitre entre eux, une faille plus essentielle encore qui ne serait pas dans l’espace, mais dans la différence qui les sépare. La parole, dès lors, ne saurait être celle d’un dialogue : elle ne peut que revenir à sa source (et par une implacable logique, c’est la voix de l’actrice qui, en fin de plan, se met à souffrir). » Cf. Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 134. Jacques Aumont interprète donc le rapport figuratif déséquilibré qui s’installe en terme de différence. En conformité avec les vues de Daniel Sibony sur cette question, il nous semble cependant que le terme de différence n’est pas un entre-deux tout à fait adéquat pour rendre compte de ce qui se joue à travers ce rapport figuratif. Certes, le terme de différence acquiert dans le texte d’Aumont un statut fort, puis qu’elle n’est pas simplement spatiale. Mais du coup, il nous semble qu’elle oriente trop uniment la lecture en terme de coupure, lecture qui tend alors à rater l’impression d’une réduction extrême de la distance entre les deux personnages due à l’emploi d’une très longue focale.
Laurent Jullier, L’Analyse de séquences, op. cit., p. 111.
Cette lecture est d’autant plus motivée que, depuis que le couple est apparu à l’écran, Paul paraît totalement se soumettre aux directives d’Ulrika : c’est elle qui lui donne le feu vert pour qu’il vienne la rejoindre dans la salle de bains, c’est elle qui les envoie tous deux acheter des préservatifs à la pharmacie.
Blaise Pascal, Pensées, op. cit., p. 125 (Pensée n° 260).