Mini-scénario d’une série de doubles portraits

Le paradoxe du portrait et du double portrait au cinéma, c’est qu’ils s’entent sur un effet de stase qui n’en demeure pas moins inscrit dans une durée. L’effet de stase est duratif et on voit le caractère d’oxymore d’une telle formule, qui n’a rien à envier à l’idée d’obscure clarté. Mais l’oxymore valant justement pour sa vertu à conjuguer des contraires, c’est peut-être sur ce terrain que le portrait cinématographique (toujours réduit ici à sa conception formaliste) trouve sa plus grande spécificité. Cependant, on ne s’arrêtera pas ici sur le fait qu’un portrait cinématographique est l’une des configurations filmiques particulièrement à même de faire passer au premier plan les plus sensibles modifications d’apparence d’un visage pour traduire les remous intérieurs qu’il dévoile : comme un sismographe traçant des états d’âme sur la pellicule, un portrait en cinéma est au service des évolutions intimes que le visage incarne. On ne manquerait pas d’exemples de portraits qui viendraient en illustration de ce point dans les films de la quatrième période et Didier Péron, en soulignant que la caméra de Philippe Garrel est un « appareil hypersensible » 764 a pu, d’une certaine manière, suggérer tout ce qu’il y avait à prospecter dans cette voie.

Mais, selon l’orientation de cette étude, ne nous intéressant ici qu’à la dimension du double portrait, c’est peut-être en portant attention à des évolutions plus « grossières », au sens où elles sont plus manifestes, que l’intérêt temporel du portrait cinématographique se dévoile. C’est sur ce point qu’il convient de renouer avec l’idée de « scénario-visage » dans les films de la quatrième période. Nous avons déjà mentionné le rapport étroit que « scénario-visage » et « autonomie scénarique » (la troisième technique) nous semblait entretenir, dans le bref passage en revue des différentes techniques pouvant, selon Nicole Brenez, sécréter l’opération portraitique. Il est d’ailleurs significatif, de ce point de vue, que le scénario-visage Marianne dans J’entends plus la guitare soit ponctué de portraits formels, précisément composés à partir des deux niveaux de découpe mis en évidence 765 . Il est au moins une séquence dans les films de la quatrième période qui montre que « scénario-visage » et double portrait peuvent se conjuguer, faisant par là même concorder effets de stase et déroulement temporel. En sus, cette séquence montre que certaines opérations portraitiques peuvent se combiner 766 , renforçant sans aucun doute l’effet de portraiturarisation. Cependant, étant donné que la durée filmique retenue est ici assez courte (une séquence de quelques minutes), il est plus juste de parler d’un mini-scénario que d’un scénario véritable : le mini-scénario d’une série de doubles portraits.

Cette séquence se trouve dans Les Baisers de secours et mène Jeanne, Lo et Matthieu en train chez la mère de ce dernier [séq. 34]. Au cours de cette séquence, la situation dramatique d’ensemble n’est donc pas une situation entre deux personnes. Mais le portrait (ou plus exactement les portraits) est bien un double portrait entre Jeanne et Lo et on retrouve ici l’intérêt majeur qu’il y a à prendre au sérieux l’idée que l’« entre deux visages » est une configuration filmique. La séquence est bâtie sur une succession de sept plans et enchaîne quatre doubles portraits de Jeanne et Lo, séparés les uns des autres pas une procédure de fermeture et d’ouverture au noir (elles sont donc au nombre de trois). L’usage non-narratif de ces ponctuations filmiques joue ici un rôle important. Elles renforcent et surlignent, par des effets de clôture figurative, une autonomie, voire une autarcie, des plans les uns envers les autres que les ressemblances entre les plans auraient sans doute tendance à estomper.

Sauf en ce qui concerne le second, les cadrages de ces portraits ne sont pas entièrement fixes. Ils font preuve d’une très légère mobilité. Mais le caractère centripète du cadrage n’en est pas moins actif, parce que les micro-mouvements de la caméra paraissent entièrement destinés à produire des recadrages pour mieux enfermer encore la représentation sur les deux visages en co-présence. Cependant, la conception garrelienne du cadre cinématographique est plus proche en ces cas-là de celle d’un Jean Mitry que de celle de Pascal Bonitzer ou, plus originellement, de celle d’André Bazin. Jean Mitry ne récuse d’ailleurs pas la conception bazinienne, mais prend appui sur elle en l’affinant et la « corrigeant » : « […] les limites de l’écran ne sont rien de plus qu’un cache par rapport au réel représenté, mais deviennent un cadre pour la représentation puisque l’image “compose” avec le réel par le seul fait des limites qu’elle lui impose. » 767 Ce qui paraît important dans la formulation de Jean Mitry, c’est qu’elle ne réduit pas le cadre cinématographique à l’une ou l’autre des propriétés de l’antinomie bazinienne (centripète, centrifuge), mais les fait cohabiter comme deux pôles inscrits dans tout procès de cadrage, dès lors qu’il s’agit d’image indicielle. Bien entendu, certains cadres auront plutôt tendance à jouer la carte du pôle centripète au détriment du pôle centrifuge et inversement. La question n’est pas de relancer ici un débat sur un problème largement connu et amplement développé par ailleurs 768 . Il s’agit plutôt de s’accorder sur l’idée que l’opération portraitique qui repose sur la dimension centripète du cadre cinématographique peut être amenée à cohabiter avec une dimension plus centrifuge. L’effet de stase visuelle ne s’en trouve pas amoindri. Au contraire, il paraît d’autant plus déterminant parce qu’il est induit par un regard profondément électif de la caméra.

Pour donner la mesure du mini-scénario qui s’établit dans cette série de doubles portraits, il paraît indispensable de les décrire les uns à la suite des autres, même succinctement. C’est à ce prix que les différences qui se dessinent ont une chance de devenir claires pour le lecteur. Dans le premier portrait, Lo, qui était assis jusqu’ici aux côtés de son père, rejoint Jeanne qui assoit son enfant sur elle. Lo s’adosse contre sa mère et leurs deux visages se collent l’un contre l’autre. Jeanne cherche à déterminer la nature des sandwichs qu’elle a achetés, puis en donne un au jambon à Lo, qui se met à le manger. La caméra reste braquée sur ces deux visages, alors même que les signes d’adresse à Matthieu, désormais totalement hors-champ, ne manquent pas : Lo regarde en direction de son père et ne cesse de lui sourire, tandis que Jeanne demande à Matthieu s’il veut un sandwich et lui intime l’ordre de ne pas fumer. De la sorte, ces adresses font sentir combien le regard de la caméra est aimanté sur les deux visages et combien c’est le pôle centripète du cadre qui semble désormais dominer 769 .

Dans le deuxième portrait – le plus portrait de tous ces portraits, si l’on peut dire, en raison de la totale fixité du cadrage – la position des visages de Jeanne et de Lo a changé. Lo dort dans les bras de sa mère et son visage est cette fois tourné de trois quarts face vers Jeanne. Le visage de Lo vient essentiellement occuper la partie inférieure droite du cadre. Le visage de Jeanne, en revanche, apparaît de trois quarts dos à l’image et vient pour bonne part s’inscrire dans la partie supérieure gauche du cadre. Jeanne regarde, presque religieusement, son enfant dormir. La ligne qui relit les yeux ouverts de Jeanne aux yeux fermés de Lo forme une diagonale qui redouble presque idéalement la diagonale du cadre. Surtout, elle crée un effet de clôture de la représentation sur elle-même et semble enfermer le regard spectatoriel dans l’espace entre ces deux regards. On notera enfin l’immobilité presque totale des postures, qui joue un rôle non négligeable dans l’effet de stase qui émane de ce plan. Au vu de la composition d’ensemble de ce plan, tout se passe en définitive comme si le double portrait précédent amorçait un mouvement d’involution centripète que ce second double portrait avait pour charge de confirmer en l’amplifiant.

Le troisième portrait répète, au départ, la posture précédente. Le cadrage, cependant, est légèrement plus large que le précédent. Au bout de quelques instants, Jeanne tourne les yeux vers Matthieu, hors-champ, et lui sourit avant de reprendre sa posture initiale. Puis, elle se tourne à nouveau vers Matthieu et lui récite un passage en italien des Noces de Figaro de Mozart, alors que Lo continue à dormir. À peine a-t-elle fini que son visage retrouve sa position initiale pour qu’elle regarde amoureusement Lo plongé dans son sommeil. Elle ne détourne les yeux qu’un bref instant, comme pour mieux entendre Matthieu qui lui dit : « C’est beau, c’est comme dans un film d’Antonioni. »

Dans le quatrième portrait, enfin, la caméra donne l’impression de s’être légèrement rapprochée des visages et de s’être déportée très légèrement sur la gauche. De ce fait, si la posture des visages est la même, le visage de Lo est maintenant inscrit plus au centre de l’image. Cette séquence est aussi celle qui rompt l’enchaînement direct des portraits. Au bout de quelques secondes, la caméra effectue un panoramique sur la droite, pour venir cadrer le visage de profil de Matthieu 770 . Le plan dure un long moment sur le visage de Matthieu, puis la caméra effectue un panoramique descendant le long de son bras, avant de remonter sur les visages de Jeanne et de Lo, qui n’ont pas changé de position : au passage, le spectateur a pu apercevoir la main gauche de Matthieu caressant très doucement la jambe de Jeanne.

Étant donné l’importante déflation narrative qui a lieu au cours de ces plans (rien ne vient faire ici narrativement événement), le mini-scénario des doubles portraits peut aisément s’imposer. L’image de l’« entre deux visages » Jeanne/Lo acquiert ainsi une courte mais décisive « autonomie scénarique ». On sent bien, à la vue de cette série de portraits, la lecture autobiographique qui peut, et sans doute doit, en être faite. Très clairement, ici, Philippe Garrel, autant cinéaste que mari et père, élabore un dispositif de montration qui dit, par l’effet de répétition, la véritable adoration qu’il porte à son fils et à sa femme réunis. Ce détour par l’autobiographique n’est cependant pas indispensable. Une lecture purement esthétique semble pouvoir en être faite. Les changements qui s’opèrent, d’une stase à l’autre, dans les postures adoptées entre les deux visages ou dans les cadrages, suffisent à sécréter un sens immanent à cette série de portraits. Contrairement au scénario-visage Marianne, il ne s’agit pas ici d’incarner sur un mode figural les évolutions profondes d’un personnage. Il s’agit d’introduire un seul et même « entre deux visages » dans une série de variations qui paraissent vouloir montrer que l’« entre deux visages » est une source de représentations inépuisables [Planches XXIII et XIV]. Un jeu sur le même et l’autre, sur les ressemblances et les différences qu’entretient chacun des doubles portraits avec les autres s’instaure. Si événements il y a dans cette série, ils ne sont pas narratifs mais figuraux : d’un changement de posture à l’autre, d’une modification de cadrage à l’autre, la moindre différence peut se faire événement pour l’œil. Or, c’est sur ce point que la conjugaison d’effets de stase et d’inscription dans la durée est important. Si le déroulement temporel est, en film, nécessaire à la sérialité et aux variations qu’elle induit, les effets de stase sont indispensables pour assurer l’aura visuelle des variations. Effets de stase et autonomie scénarique s’épaulent donc ici pour engendrer un moment hautement cinématographique, qui dit toute l’importance que Philippe Garrel peut accorder à la configuration « entre deux visages ».

Notes
764.

Didier Péron, « Un homme, deux femmes, toujours », art. cit. (www.liberation.fr). Didier Péron écrit : « La caméra de Garrel est un appareil hypersensible, qui enregistre la moindre faille, l’ombre qui passe sur un visage, un léger effort, des silences embarrassés, la banalité de tout et de tous qui est la seule expérience terrestre possible, la seule qui vaille encore la peine. » 

765.

Parmi ces portraits, on peut évoquer le premier plan du film, portrait de Marianne endormi, le plus serein de tout le film. On peut aussi évoquer le plan où Marianne est affalée, triste et désabusée sur son lit, adossée contre le mur, déjà sans doute certaine de quitter Gérard [séq. 17].

766.

Nicole Brenez insiste déjà sur ce point. Elle opère ainsi un départage entre ce qu’elle nomme le « Portrait Fort, qui associe plusieurs types d’isolants » (c’est-à-dire d’opérations portraitiques) et le « portrait Discret, qui n’en utilise qu’un. » Cf. Autour du Mépris, op. cit., p. 611.

767.

Jean Mitry cité dans : Henri Agel, L’Espace cinématographique, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978, p. 18.

768.

Cf. par exemple, Jacques Aumont, L’Œil interminable, cinéma et peinture, Paris, Séguier, coll. « Noire », 1995, pp. 103-133.

769.

À ce titre, il est notable que Matthieu reste totalement silencieux en réponse à ces adresses. Silence qui tend à rendre sa présence hors-champ quelque peu incertaine et finalement à surenchérir sur son absence dans le champ, ce qui ne fait qu’appuyer la dimension de clôture du cadrage.

770.

Le mouvement panoramique ralentit très légèrement lorsque le reflet de la silhouette de Matthieu dans la vitre du compartiment apparaît à l’image.