La problématique de l’identité

Sylviane Agacinski 772 rappelle, en se basant sur les travaux d’Édouard Pommier dans Théories du portrait 773 , que

‘« Si le verbe “portraire” a signifié d’abord tracer et dessiner, le substantif “portrait”, comme l’italien ritratto, désigne “une figure tirée au naturel”. Cependant la loi du ritratto aura toujours été celle d’un double mouvement, tirant tantôt le portrait vers son modèle, tantôt le modèle vers son portrait. »’

Mais quel que soit le mouvement qui anime et conditionne le portrait, du portrait vers le modèle ou du modèle vers le portrait, on voit encore que la « la loi du ritratto » ne nous fait pas sortir de la problématique de l’identité (terme qui, dans notre esprit, implique ici l’idée d’individualité, de singularité et d’unicité). Elle aurait plutôt tendance à nous y enfermer. Dans la petite dialectique qui s’instaure entre modèle et portrait, il ne s’agit pas de faire échapper le portrait à son modèle ou le modèle à son portrait. Il ne s’agit pas non plus de subvertir le portrait par le modèle ou le modèle par le portrait. Il s’agit au contraire de s’inscrire au cœur même de la problématique identitaire inhérente au genre du portrait pour examiner comment le portrait rend justice à l’identité du modèle ou, a contrario, comment l’identité du modèle parvient à se retrouver dans celle proposée par le portrait.

Même certaines réflexions philosophiques parmi les plus récentes sur le sujet du portrait, pour paradoxale ou radicale que soit la thèse qu’elles soutiennent, ne paraissent pas devoir échapper à la problématique de l’identité qui fonde le genre. Le livre de Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait, offre à ce titre un exemple intéressant 774 . L’ambition de cet ouvrage, si on la résume en quelques mots, est de soustraire le portrait à la secondarité de l’imitation et donc de réfléchir le portrait à partir de « l’éclipse du sujet » 775 , en tant que sujet réel. Pour Jean-Luc Nancy, l’important dans un portrait ne se trouve certainement pas dans les conditions de possibilités d’une image ressemblante, mais dans la « venue en présence » d’un sujet. Mais ce sujet n’est pas à aller chercher ailleurs que dans le portrait même, en dehors de toute référence à un modèle 776 . Pour Jean-Luc Nancy, en effet, « le portrait ne renvoie à personne (ce qui le subordonnerait à la préséance – sinon à la présence – d’un modèle) [mais] présente […et] s’expose car “l’objet” du portrait est une personne – autrement dit (et cette détermination est décisive) un sujet dont l’essence est d’être rapport à soi. » 777 Par conséquent, le portrait « “ne se rapporte qu’à soi” ou au soi. » 778 « Il n’y a donc pas à demander à qui ressemble un portrait, sinon pour répondre : à personne, c’est-à-dire à lui-même. » 779

Au cours du compte-rendu critique qu’elle fait du livre, Sylviane Agacinski demande non sans pertinence : « Que reste-t-il du concept de portrait, si l’on en retranche tout ce qui implique un désir de reconnaissance et si on l’abstrait de ses multiples effets et usages ? » 780 Il semble cependant que le concept de portrait, si l’on part du principe qu’il induit la problématique de l’identité, ne sort pas totalement anéanti de l’opération de soustraction que mène Jean-Luc Nancy. Car dans ce rapport à lui-même et uniquement à lui-même qu’un portrait exposerait, la problématique de l’identité n’en reste pas moins décisive, même si elle se déplace tout à fait en devenant immanente au portrait même. C’est bien ce que reconnaît explicitement Sylviane Agacinski, lorsqu’elle écrit que la conception que Jean-Luc Nancy se fait du portrait aboutit à l’idée que « l’identité du portrait n’est pas extrinsèque, elle est déjà picturale. » 781 Jean-Luc Nancy pouvait lui-même le dire dans une formule percutante : « L’éta t civil du portrait, c’est son état figural. » 782 En somme, que l’on s’inscrive ou non dans le rapport que le portrait entretient avec son modèle, on n’échappe pas à la problématique de l’identité dès lors qu’on a affaire à un portrait. Cette problématique lui est ontologiquement liée.

Notes
772.

Sylviane Agacinski, « L’Éclipse du sujet en peinture » in Critique n° 643, décembre 2000, p. 1070.

773.

Édouard Pommier, Théories du portrait, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des Histoires », 1998.

774.

Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait, Paris, Galilée, coll. « Incises », 2000.

775.

Pour reprendre le titre du compte-rendu critique que Sylviane Agacinski consacre au livre de Jean-Luc Nancy. Cf. art. cit., p. 1070.

776.

C’est la raison pour laquelle Jean-Luc Nancy peut écrire que « le modèle est inessentiel » au portrait ou « plus exactement » qu’il « en est essentiellement absent dont seule importe l’absence, et non la reconnaissance. » Cf. op. cit., p. 40.

777.

Cf. art. cit., p. 1071.

778.

Ibid., p. 1072.

779.

Ibid., p. 1072.

780.

Art. cit., p. 1076.

781.

Art. cit., p. 1072.

782.

Cf. op. cit., p. 23.