Que la catégorie du double portrait existe bien

Que devient cette problématique de l’identité dès lors que l’on se trouve en face d’un double portrait ? Le portrait de deux figures n’entre-t-il pas en conflit direct avec cette problématique de l’identité ? Plus encore, n’y a-t-il pas contradiction dans les termes à parler de double portrait ? Que le portrait puisse être portrait de plusieurs personnes, cela ne fait pourtant pas de doute. On connaît, en peinture, des portraits célèbres mêlant un couple de figures : le Portrait d’un magistrat municipal et de sa femme 783 , le Portrait des époux Arnolfini de Jan Van Eyck 784 , et Édouard Pommier, dans son ouvrage sur les théories du portrait, peut faire référence à quelques exemples, comme le Portrait des princes palatin, Charles-Louis Ier et son frère Robert 785 , de Antony Van Dyck ou le double portrait de Charles Ier et le duc d’York 786 du peintre Peter Lely. Il est aussi, plus rares, des portraits qui, sur une même toile, doublent ou triplent la même figure. C’est le cas, par exemple, du Double portrait de la mère de l’artiste 787 de Hyacinthe Rigaud ou du très célèbre Triple portrait d’Armand-Jean du Plessis, Cardinal de Richelieu 788 de Philippe de Champaigne.

Dans le cadre strict du cinéma, Nicole Brenez et Jacques Aumont ne paraissent pas non plus voir différence de nature entre portrait et double portrait. Comme il a déjà été mentionné plus haut, les opérations portraitiques n’ont pas pour vertu d’isoler seulement une figure unique. Elles peuvent fort bien contribuer à l’isolation de plusieurs figures. C’est bien la raison pour laquelle Nicole Brenez peut écrire, à propos d’un plan de Remorques de Jean Grémillon 789 , qui montre le Capitaine Laurent (Jean Gabin) et sa femme (Madeleine Renaud) « qu’il s’agit de faire le portrait d’un couple uni, de le qualifier, de le sortir du devenir. » 790 De même, il est très intéressant de constater que, comme exemple d’un portrait filmique établi selon des critères purement formalistes 791 , Jacques Aumont choisit un plan donnant précisément à voir deux personnages :

‘« Le plan de Bellissima 792 qui montre Anna Magnani et la petite fille regardant un bout d’essai que celle-ci a effectué pourrait, prélevé sur le ruban filmique, être avantageusement encadré et faire portrait. Son éclairage contrasté, répartissant significativement l’ombre entre les deux visages accolés, l’intensité du regard vers l’avant, en même temps l’air préoccupé et désolé de l’adulte, l’air étrangement absent et désengagé de l’enfant, en ferait un de ces portraits où le sujet dit à la fois un peu de sa persona sociale et beaucoup de sa vérité subjective (dans des proportions inverses à celles de la photo Harcourt analysée par Barthes). » 793

On voit d’ailleurs combien l’analyse qu’il en propose dérive de la prise en compte des deux visages pour ne plus parler que du sujet au singulier. Certes, il n’est pas exclu que, dans l’esprit de Jacques Aumont, ce soit le sujet en tant que concept auquel il fasse référence et qui trouve ensuite à s’incarner de manière différente dans chacune des deux figures. Mais la formulation de Jacques Aumont ne permet pas de lever l’ambiguïté et est par là très suggestive : comme si le portrait produisait pour le spectateur une sorte de fusion identitaire, par-delà ou en deçà des différences qui ne manquent pourtant pas d’apparaître entre les deux figures. En ce sens, il pourrait s’agir de ce que Nicole Brenez nomme un « Portrait singulier » qui « individuel ou collectif – la différence n’étant que quantitative – […] ne peut se présenter que comme celui d’un être singulier. » 794

Nous même, en parlant plus haut et sans autre forme de précaution de double portrait d’un point de vue formaliste, nous avons présupposé qu’un portrait pouvait concerner au moins un groupement de deux figures. Il ne s’agit donc pas de s’engager dans la voie du paradoxe et de soutenir, contre l’évidence et contre ce que nous ont appris l’histoire de l’art et l’esthétique du cinéma, qu’il ne saurait y avoir de double portrait. Il s’agit bien au contraire de soutenir l’idée que le motif du double portrait peut être redevable d’une approche spécifique concernant la problématique de l’identité dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. Plus encore, il semblerait que le motif du double portrait puisse s’appuyer sur l’identité des deux individus afin de faire passer au premier plan sémantique des dimensions qui valent précisément de se nourrir de la relation qui se tisse entre deux individus différents. En particulier, la dimension de l’intime. C’est ici qu’il est nécessaire de bien préciser que nous n’avons nullement l’ambition (ni la compétence) de traiter du sort de la problématique de l’identité dans le genre du double portrait en général. Car certains des doubles portraits peints évoqués plus haut ne sauraient être concernés par cette dimension de l’intime. C’est en particulier le cas dans le Portrait des princes palatins de Van Dyck où c’est d’abord la solennité d’une mise en représentation de la persona sociale des deux frères qui prime [Planche XXV]. Le hiératisme des figures et une certaine forme d’affectation dans les poses, le fait qu’ils soient vêtus d’armures, la distance qui sépare les deux visages et la tournure des regards qui s’ignorent l’un l’autre pour mieux, dans le cas de Charles-Louis Ier, se faire adresse frontale au spectateur – tout ou presque dans ce portrait vise à extraire des deux individus ce qu’on pourrait nommer une « identité officielle » qui doit valoir, sans doute, pour l’éternité. Parce que ce que nous désignons par le terme de double portrait dans les films de la quatrième période ne concerne que la co-présence de deux visages dans un même champ, c’est bien souvent au contraire une co-présence de deux identités dans un rapport d’intimité qui peut se donner à voir et c’est la raison pour laquelle, au final, nous aurons à nous arrêter précisément sur cette question.

Notes
783.

Peinture murale de Pompéi, Musée archéologique, Naples, 1er siècle.

784.

The National Gallery, Londres, 1434.

785.

Musée du Louvre, Paris, 1632.

786.

Northumberland, Alnwick Castle, 1647.

787.

Musée du Louvre, Paris, 1695.

788.

The National Gallery, Londres, 1640.

789.

Jean Grémillon (France, 1939-1940).

790.

Cf. Autour du Mépris, op. cit., p. 606.

791.

Précisons que, grâce à ce plan, Jacques Aumont entend surtout montrer que les critères formalistes ne suffisent pas : « Pour autant, ce plan n’apparaît pas ainsi dans le film, du moins pas uniquement ainsi. Désolation et désengagement, par exemple, y jouent l’un par rapport à l’autre (ce plan ponctue décisivement le rapport de folie qui s’est institué entre les deux personnages : l’air de retrait de la petite fille est la réponse, négative, enfin donnée aux manigances de la mère), mais aussi par rapport à ce qui se joue entre l’écran du bout d’essai et ce “plan-portrait” (la salle de projection où fusent les rires gras de l’équipe). » Cf. Du visage au cinéma, op. cit., pp. 128 et 129.

792.

C’est un photogramme tiré de ce plan qui figure en couverture du livre de Jacques Aumont.

793.

Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., p. 128. L’article de Roland Barthes auquel fait référence Aumont – « L’acteur d’Harcourt » – se trouve dans le recueil Mythologies. Cf. Roland Barthes, Mythologies, op. cit., pp. 24-27.

794.

Cf. Autour du Mépris, op. cit., p. 600.