L’identité partagée d’un couple

Mieux vaut, pour tenter de mettre en évidence le rapport particulier qui peut s’établir entre double portrait et problématique de l’identité dans les films de la quatrième période, s’intéresser à un exemple concret qui figure dans Le Cœur fantôme. Portrait qui a d’abord l’avantage de se présenter comme un double portrait formel – et qui est même, de ce point de vue, l’un des plus remarquables de toute la période [Planche XXVI]. Ce double portrait intervient après que Justine et Philippe se sont enfuis, assez pitoyablement, de chez eux, alors qu’Annie attendait Philippe en bas de l’immeuble pour parler « tout de suite » des enfants [séq. 18]. Après qu’ils se sont engouffrés dans une bouche de métro, on retrouve le couple dans une rame, le temps d’un plan unique. Un conflit commence à poindre entre eux, mais que Philippe parvient à désamorcer : Justine reproche à Philippe d’avoir donné l’adresse de son appartement à Annie, alors qu’il lui avait dit qu’il ne le ferait pas. Ce dernier rétorque sa peur qu’il arrive quelque chose à ses enfants et son désir d’être prévenu au plus vite.

Parce que les deux visages sont filmés en cadre fixe (seul un brusque remous de la rame déstabilise un instant le cadre), en très gros plan et de profil, ce plan propose un double portrait des deux visages basé sur un effet de stase net. Cet effet de stase est d’abord induit par la nature de la composition. On retrouve ici, et de manière très prononcée, les deux niveaux de découpe. Sans avoir à insister beaucoup, il faut néanmoins souligner l’isolation marquée des deux visages dans un lieu diégétique qui, dans l’absolu, pourrait être peuplé. Il faut souligner aussi l’attitude mutuelle de face-à-face dans laquelle se trouvent les deux visages (Justine à gauche, Philippe à droite) et qui, par l’entrecroisement des deux regards dans le champ, donne à la composition une tournure fondamentalement centripète. Il faut souligner enfin le relief accordé à l’« entre deux visages » par la nature du rapport figuratif qui s’établit entre lui et le fond : formé d’un pan bleu nuit (derrière Philippe) et d’un pan vert (derrière Justine), le fond paraît une toile bi-chrome sur laquelle se détachent aisément les deux visages. Mais on n’aura sans doute rien dit, d’un point de vue formaliste, de ce double portrait si l’on oublie de mentionner un élément essentiel : la barre d’aluminium verticale qui, fixée entre les deux visages, semble dresser entre eux une césure figurative radicale.

Si l’on dépasse ces critères formels, on ne saurait dire que ce double portrait ne nous livre rien de l’identité singulière de chacun des deux personnages. La jeunesse de Justine s’y donne à lire à fleur de peau, avec son visage pommelé et sans ride. Au contraire, le visage de Philippe apparaît comme un visage sur lequel le temps s’est déjà incarné : les rides profondes qui strient son front comme celles qui creusent sa figure autour de la bouche, les cheveux blancs qui commencent à éclaircir sa chevelure noire, une certaine humidité qui se devine dans les yeux sont autant de signes qui ne trompent pas sur l’âge de Philippe. De même, si l’on s’intéresse à la dimension du caractère, ce double portrait est le premier à fixer quelques traits qui s’avèreront essentiels dans la suite du film. Justine fait preuve d’une âme instable et intranquille que le spectateur lui découvre et qui semble facilement pouvoir se laisser emporter par ses pulsions noires. Philippe, au contraire, fait preuve d’un calme de façade dont il ne se départit pas, ou à peu près, dans la suite du film, mais qui ne parvient pas à masquer les peurs qui sont les siennes et qu’il confesse d’ailleurs ouvertement. Tout se passe donc ici comme si, loin de n’avoir rien à nous dire sur l’identité spécifique de chacun des deux personnages, ce double portrait se chargeait d’en faire ressortir l’une des dominantes, pour que le film puisse mieux par après la dramatiser.

Il n’en demeure pas moins que ce plan paraît représentatif des inflexions particulières que le motif du double portrait peut faire subir à la problématique de l’identité, pour deux raisons essentielles. La première tient d’abord à la nature du motif représenté : à savoir, un couple d’amants. Il nous semble, en effet, que c’est finalement moins l’identité singulière des deux personnages que l’identité d’un couple que cherche à saisir ce double portrait. Plus exactement, tout se passe comme si ce que ce double portrait nous donnait à connaître de l’identité de chacun des deux personnages devait essentiellement être reversé au compte du couple. Il faut d’abord prendre acte ici du fait que les traits de caractère inhérents à chacun des personnages nous sont donnés à connaître alors qu’ils sont justement en situation de couple. C’est d’autant plus important en ce qui concerne Justine que le spectateur n’a guère eu encore l’occasion de la côtoyer et qu’il l’avait jusqu’à présent surtout vue sourire. Mais il faut aussi tenir compte du fait que c’est sur un point qui est appelé à devenir le point essentiel de discorde entre Justine et Philippe que se révèlent ces traits identitaires : le passé de Philippe et sa situation de père de deux enfants. En effet, le film ne cesse par la suite de revenir sur le sujet et c’est sur ce sujet que les moments de tension les plus grands, voire les moments de clash éclatent entre Justine et Philippe (Justine va même jusqu’à dire à Philippe, dans un sourire de façade, qu’elle n’aime pas qu’il ait des enfants [séq. 33]). L’émergence des traits d’identité spécifiques paraît ainsi indéfectible d’une problématique majeure liée au couple. Plus encore, cette émergence des identités semble surtout se mettre au service du dévoilement de cette problématique. Autrement dit, l’identité spécifique des protagonistes détermine ici une caractérisation essentielle du couple : celle d’être un couple traversé de tensions en raison du passé et du vécu de Philippe.

Mais considérer que c’est surtout l’identité d’un couple que « rend », pour utiliser le verbe employé par Anne Souriau, ce double portrait, c’est donner toute sa valeur à la conjugaison qui s’opère entre les aspects formels du double portrait et les traits identitaires spécifiques qui s’y dessinent. En permanence tournés l’un vers l’autre, en situation d’adresse directe, adoptant une attitude mutuelle qui rend les postures des deux visages assez jumelles, Justine et Philippe semblent ne devoir être considérés que comme les deux faces d’une même médaille ou, mieux encore, comme un Janus inversé. De même, les paroles échangées entre les protagonistes, qui jouent un rôle majeur dans le dévoilement des identités singulières, sont des paroles uniquement adressées à l’autre. C’est surtout ici la dimension de l’échange de paroles qui est mise en avant par ce double portrait. L’essentiel de la composition exhibe donc une dimension de lien et d’échange prépondérante. Ainsi, ce que les deux protagonistes dévoilent de leur propre identité, ils le dévoilent non seulement parce qu’ils sont en couple avec l’autre et en co-présence de l’autre, mais ils le dévoilent pour l’autre. C’est donc aussi un sentiment de partage d’identités que vient figurer ce plan, que la composition invite à lire surtout comme une identité partagée.

Il reste que cette identité partagée qui vient se dessiner au niveau figuratif n’en apparaît pas moins aussi clivée, pendant un temps assez long, par la barre d’aluminium qui s’inscrit très exactement dans l’espace entre les visages. L’identité partagée du couple s’opère sur fond de partage de l’espace. On peut d’autant plus être sensible à ce partage de l’espace que la barre d’aluminium figure aussi la limite entre le fond bleu nuit sur lequel se détache le visage de Philippe et le fond vert visible derrière le visage de Justine. Mais ce clivage ne remet pas question l’identité partagée du couple. Il finit, au contraire, de la fonder dans sa spécificité. Parce que le couple Justine/Philippe qui apparaît ici, du point de vue dramatique, est un couple porteur d’un conflit et tiraillé de tensions, la coupure spatiale paraît littéralement incarner la part du conflit dans l’entre-deux même de ce couple. Cette coupure, les deux visages n’ont pourtant aucun mal à la franchir le moment venu et c’est en venant coller son visage contre celui de sa jeune compagne que Philippe désamorce dans ce plan le conflit : le rapprochement des deux visages paraît de la sorte effacer et résorber aussi le trait net qu’il y avait entre eux. Ce dernier moment du double portrait est alors ce qui finit d’inviter à le lire comme expression de l’identité partagée d’un couple. Car, d’une certaine manière, ce double portrait préfigure toute l’histoire future de ce couple dans Le Cœur fantôme : l’histoire d’un couple qui, passant par dessus le conflit sentimental qui le menace, finit par concevoir un enfant qui, mieux que tout, viendra en incarner l’identité partagée.