Donner visage(s) à l’intime

La deuxième raison pour laquelle ce plan peut être retenu, quant au rapport particulier qui se tisse entre double portrait et problématique de l’identité dans les films de la quatrième période, repose essentiellement sur le sentiment d’extrême proximité que le spectateur entretient avec les deux visages, mais aussi sur la proximité qui se tisse entre les deux visages. Cette dernière proximité est non moins extrême et surtout plus déterminante. De la sorte, il nous semble que c’est moins l’identité spécifique des deux figures qui paraît dans cette perspective importante que la dimension intime entée sur la relation sentimentale qui se tisse entre ces deux identités. Notre hypothèse est que Philippe Garrel a pour projet de donner visage(s) à l’intime.

Il n’est guère utile d’insister beaucoup sur le sentiment d’extrême proximité que le spectateur entretient ici avec ce couple. Parce que les deux visages sont filmés en très gros plan, parce que le regard de la caméra est braqué et bloqué sur ces deux visages, ce plan promeut pour le spectateur une sorte de mouvement d’adhérence oculaire, qui est sans doute destiné à engendrer une empathie. De ce point de vue, l’effet de stase lié à la portraiturarisation joue un rôle important parce qu’elle semble aussi fixer le sentiment de proximité et le mouvement d’empathie spectatoriel. Mais à quoi tient exactement le sentiment d’extrême proximité qui se dessine entre Philippe et Justine dans ce double portrait ? Il tient en grande partie bien sûr à la faible distance qui sépare les deux visages. C’est d’abord une proximité physique qui se fait visible ici, sur laquelle surenchérit l’enfermement des deux visages dans l’espace exigu d’un gros plan. Mais il nous semble que ce qui rend extrême cette proximité, si le terme est ici adéquat, c’est aussi la dimension de l’« entre deux regards ». Il convient de prendre en considération ici une qualité attachée au regard-lien, sur laquelle nous n’avions pas insisté. Il appartient au regard, en effet, de tisser un lien quasiment oxymorique avec ce qui est regardé parce que ce lien subsume une distance tout en la conservant. Ce lien est tel qu’il semble doter l’homme d’un pouvoir d’ubiquité. C’est ainsi que Maurice Merleau-Ponty peut écrire :

‘« Il faut prendre à la lettre ce que nous enseigne la vision : que par elle nous touchons le soleil, les étoiles, nous sommes en même temps partout, aussi près des lointains que des choses proches, et que même notre pouvoir de nous imaginer ailleurs […] de viser librement, où qu’ils soient, des êtres réels, emprunte encore à la vision, remploie des moyens que nous tenons d’elle. Elle seule nous apprend que des êtres différents, “extérieurs”, étrangers l’un à l’autre, sont pourtant absolument ensemble […]. » 795

Ce qu’il faut retenir de la citation de Maurice Merleau-Ponty, c’est pourtant moins le caractère un peu magique qui ne manque pas d’être attachée à l’ubiquité que provoque la vision, que l’enseignement qu’il en tire : le fait que des êtres différents puissent être « absolument ensemble ». Le regard-lien, selon Merleau-Ponty, peut servir de maître-étalon pour renseigner l’homme sur le lien qui se tisse « absolument », en dépit de tous les écarts de distance, entre les choses. Le regard-lien fait comprendre à l’homme que le monde est autant un réseau de distances qu’un vaste « être ensemble ». Ainsi le regard-lien fait de toute chose l’immédiat ou plus exactement le prochain de toute chose (le terme de prochain étant entendu ici sans la connotation religieuse qui peut lui être appliquée). Le regard-lien nous apprend que toute chose est proximité.

S’intéressant non pas aux grands écarts de l’univers mais aux petits écarts qui peuvent se tisser entre les hommes, on peut sans doute déduire de la réflexion de Merleau-Ponty que cette proximité induite par le regard-lien atteint un degré supérieur quand elle est redoublée par un échange de regards. C’est en quelque sorte une proximité au carré qui se dessine parce que ce sont deux êtres qui, réciproquement, veulent « toucher » et être avec l’objet de leur regard. Si l’on poursuit dans la voie ouverte par Maurice Merleau-Ponty sur ce point, sans doute un être n’est-il jamais plus près d’un autre être que lorsqu’il se sait vu et voit en même temps celui qui le voit. Il nous semble alors que ce plus haut degré de proximité qu’instaure un échange de regards atteint une sorte de comble quand cet échange de regards est lui-même inscrit dans l’espace d’une très grande proximité physique. C’est ainsi que dans l’espace exigu d’un « entre deux visages », tel qu’il se donne à voir dans le double portrait de Justine et de Philippe dans Le Cœur fantôme, cette femme et cet homme rajoutent de la proximité à la proximité en ne cessant d’échanger leurs regards.

Tout ou presque dans ce plan, paraît donc devoir sécréter un sentiment de proximité (avec et entre les visages), au point que la représentation semble vouloir faire passer au premier plan la dimension de l’intime. Le spectateur est invité à se retrouver en relation intime avec deux personnages eux-mêmes en relation intime – et le fait que la scène se déroule dans un espace connoté comme public confère à cette relation intime un caractère d’objet volé qui ne semble que surenchérir encore sur cette dimension de l’intime. Jean-Pierre Sarrazac, qui a particulièrement réfléchi à la question de l’intime dans la sphère de la dramaturgie théâtrale, donne de l’intime cette définition :

« L’intime se définit comme ce qui est le plus au dedans et le plus essentiel d’un être ou d’une chose, en quelque sorte l’intérieur de l’intérieur. L’intime diffère du secret en ce sens qu’il n’a pas vocation à être celé mais, au contraire, tourné vers l’extérieur, offert au regard et à la pénétration de cet autre qu’on a choisi. La double dimension de l’intime témoigne d’ailleurs de sa disposition à se donner en spectacle (sous des conditions, il est vrai, restrictives) : d’une part relation avec le plus profond de soi-même et, d’autre part, liaison la plus étroite de soi avec l’autre. » 796

Il est important de constater que cette définition de l’intime met l’accent sur la dimension de la relation intime, étant donné qu’il trouve à s’accomplir (c’est sa « vocation ») dans un mouvement d’extériorisation et d’offrande à l’autre (si l’on suit très exactement les termes utilisés par Jean-Pierre Sarrazac). L’intime est certes la part la plus privée d’un être et ce qui en lui est le plus enfoui. Mais cet enfouissement ne semble avoir de sens que lorsqu’il se dévoile pour un autre, élu comme le destinateur et le déchiffreur de cette part intime. Autrement dit, l’intime d’un être recherche nécessairement l’Autre (avec un A majuscule qui en marque le caractère élu) avec qui il entre en relation. Or, dans les films de la quatrième période, les relations vraiment intimes concernent fondamentalement les couples amoureux. Elles peuvent concerner d’autres « entre deux personnes » (sous une forme peut-être moins intense qu’on pourrait nommer : intimité) mais ce n’est jamais mieux que dans les couples que l’intime paraît s’inscrire dans ce processus de dévoilement pour l’autre. On ne saurait en effet parler d’intime, au sens fort que lui donne ici Jean-Pierre Sarrazac, entre les pères et les fils, par exemple (sinon quand les enfants sont petits). Il y a toujours entre eux quelque chose de l’ordre d’une réserve ou d’une pudeur, qui les empêche d’être totalement dans cette offrande de leur for intérieur qu’appelle et suppose la relation intime. En ce sens, il faut que la situation soit vraiment d’importance pour que, comme le fait le père de Matthieu dans Les Baisers de secours, il en arrive à avouer à son fils qu’il est très nécessaire pour lui qu’il soit heureux.

En mettant l’accent sur une extrême proximité entre les deux visages d’un couple au cours d’un double portrait, Philippe Garrel donne alors visage(s) à l’intime. En raison du caractère extrême de cette proximité, c’est finalement moins l’identité des deux visages qui s’impose, que ce qui s’instaure entre ces deux identités : une relation intime. En plus de l’identité partagée d’un couple, ce qui se dévoile des identités est directement donné ici en offrande au regard de l’autre, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Sarrazac. Or, comme cet auteur l’écrit en complément de sa définition, « l’intime n’est en vérité qu’une profondeur feinte et que le plus subtil des effets de surface. » 797  Chacun des deux visages paraît donc offrir ici à l’autre visage une part intime de lui-même à travers son visage, part intime qui n’aurait pas de sens à être dévoilée ailleurs que dans l’espace de la relation intime. L’« entre deux visages » se fait ici rencontre de deux sur-faces intimes. La part intime des identités fait donc surtout briller le caractère intime de la relation et visage(s) est donné à l'intime.

Notes
795.

Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., pp. 83-84.

796.

Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes, Arles, Actes sud, coll. « Le Temps du théâtre », 1989, p. 67.

797.

Op. cit., p. 67.