« Père : Et les dialogues ?
Matthieu : Ouais…
Père : T’as vu les dialogues ?
Matthieu : Oui, y sont bien hein ?
Père : T’en as, toi, cette fois ?
Matthieu : Oui, j’ai un dialoguiste, là. Un type qui fait les dialogues.
Père : Ah bon. Parce que c’est important… Le cinéma c’est pas seulement que des images. »
Les Baisers de secours.
« Et je lui ai fait remarquer : ce n’est pas un film optimiste sur le pouvoir de la conversation ou des paroles échangées entre les gens. »
Michel Butel à Philippe Garrel.
Dans le premier chapitre de cette étude, une idée s’était dessinée à partir de la conception que le théoricien du drame moderne, Peter Szondi, se fait du « drame absolu » au sein de la sphère de la dramaturgie théâtrale. Cette idée était la suivante : la réduction de la majorité des situations dramatiques à des « entre deux personnes » dans les films de la quatrième période peut se comprendre comme une volonté idéale de retrouver « l’échange interhumain » dans sa pureté, tel qu’il apparaît au fondement du drame. Si l’on s’arrêtait à une telle idée, sans tenir compte de tout ce qui fait la matière des rapports entre deux personnes dans le cinéma de Philippe Garrel, la place désormais accordée aux dialogues dans les films de la quatrième période ne manquerait peut-être pas d’acquérir une importance esthétique considérable. Pour Peter Szondi, en effet, le dialogue, en devenant à la Renaissance « la seule composante de la texture dramatique » 798 possède dans le drame absolu une forme de suprématie. Suprématie qui peut s’expliquer peut-être de cette manière : parce que le dialogue filtre l’échange interhumain pour en faire un pur rapport d’intersubjectivité qui se donne à entendre dans des actes de langages, il élèverait cet échange interhumain au niveau abstrait, mais supérieur, des rapports de conscience.
Il n’est pas certain cependant que les dialogues possèdent une telle suprématie dans les films de la quatrième période, pour la raison que l’échange interhumain est loin de se réduire à la sphère du dialogue ou à l’intersubjectivité. En revanche, la place qu’occupent ces dialogues n’en est pas moins très importante. Le fait que Philippe Garrel fasse désormais appel à des dialoguistes et les petites expérimentations 799 auxquelles il peut se livrer au moment de leur écriture suffisent seuls à en convaincre. Se donner pour objet d’étude les situations entre deux personnes dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel amène donc nécessairement à s’intéresser à la dimension de la parole et des échanges de parole au cours de ces situations.
En accordant un privilège important aux situations dramatiques entre deux personnes, les films de la quatrième période privilégient ce que Roland Barthes et Frédéric Berthet nomment « l’interlocution intime », qui représente selon eux une « situation idéale [d’analyse] par sa simplicité. » 800 Mais si simplicité il y a, c’est une simplicité attachée à la situation d’interlocution, non pas une simplicité qui serait congénitale à l’interlocution intime. Devant la masse des échanges dialogués entre deux personnes dans les films de la quatrième période – masse qui ne représente cependant qu’un corpus très restreint – on est au contraire frappé de voir combien cette situation d’interlocution peut donner naissance à des échanges de nature très différente et se faire ainsi le siège d’une grande complexité. Or, parlant de la conversation authentique, Roland Barthes et Frédéric Berthet pointaient une difficulté intimidante qui n’est pas sans résonner ici :
« La conversation est l’un de ces objets qui portent un défi discret à la science parce qu’ils sont asystématiques et tirent leur valeur si l’on peut dire, de leur mollesse formelle. Ou plus exactement, se rappelant le mot de Proust, “Nous disons ‘la mort’ pour simplifier, mais il y en a presque autant que de personnes”, on pourrait dire que la conversation est de l’ordre du “presque” : il y a presque autant de conversations que de circonstances interlocutoires. » 801
En dépit du caractère réduit du corpus, se lancer dans l’analyse des échanges de paroles dans les films de la quatrième période, c’est donc se retrouver confronté au même genre d’écueil que celui que nous avions dû contourner avant de nous lancer dans l’analyse des interactions corporelles. Il nous semble cependant qu’une piste analytique se dégage dès lors que ce n’est pas seulement à la nature de ce qui se dit à laquelle on prête attention – dimension qui reste cependant primordiale – mais, pour user d’une formule de Roland Barthes et Frédéric Berthet, à « la dialectique qui unit, selon un jeu complexe d’images, les partenaires et les objets de la parole, ou encore : la locution, l’interlocution et la dé-locution. » 802 Autrement dit, les échanges de paroles produisent aussi des situations d’interactions, à travers lesquelles peuvent se dessiner des effets de liaison importants ou, au contraire, des effets de coupure qui peuvent représenter les principaux éléments de ce qu’on peut décider de nommer une « dramatique » propre aux échanges de paroles. L’entre-deux, tel que l’a théorisé Daniel Sibony, avec ces deux faces contradictoires du lien et de la coupure, peut donc s’avérer là encore un opérateur d’analyse particulièrement idoine. Nous allons voir que les échanges de paroles entre deux personnes dans les films de la quatrième période constituent un terrain d’exacerbation de cette « dramatique » de la coupure-lien, pour la raison que la parole est conçue comme un agent fondamental du lien mais que la tournure prise par certaines situations d’interlocution vient infecter radicalement ce lien de coupures.
Peter Szondi, Théorie du drame moderne, op. cit., p. 13.
Depuis La Naissance de l’amour, les dialogues sont l’enjeu au cours du processus d’écriture d’une expérience qui cherche à rendre créative la différence des sexes. Marc Cholodenko rapporte en effet que pour La Naissance de l’amour : « [Garrel] a même engagé Muriel Cerf pour lui faire écrire les dialogues féminins. […] Il pense, probablement justement, que les femmes ne parlent pas comme les hommes. Cela dit, est-ce qu’on peut les faire parler comme des femmes en laissant à une femme le soin de les dialoguer, je n’en sais rien. De toute façon, c’est une démarche intéressante. » Cf. Marie-Anne Guérin, « Entretien avec Marc Cholodenko », art. cit., p. 39. Noémie Lvovsky révèle que la démarche s’est poursuivie pour Le Cœur fantôme : « C’est Marc (Cholodenko) qui écrit la plus grande partie des dialogues du film. Moi, je travaille au dialogue des filles. Philippe Garrel aime faire écrire les dialogues des hommes par des hommes, des filles par une fille. » Et avec Le Vent de la nuit, Philippe Garrel pousse plus loin l’expérimentation en assignant un dialoguiste par personnage et en y incorporant la différence des générations : « J’avais l’idée d’avoir un dialoguiste par personnage : Cholodenko a l’âge du personnage mûr. Beauvois celui du jeune homme. Pour le personnage féminin, j’ai pensé à Arlette [Langmann], que je connaissais et qu’il m’arrive de rencontrer. » Cf. Thierry Jousse et Frédéric Strauss, « Entretien avec Noémie Lvovsky » in Cahiers du cinéma n° 488, février 1995, p. 29 et « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 35.
Roland Barthes et Frédéric Berthet, « Présentation » in Communications n° 30, op. cit., p. 3. Il faut préciser qu’intime n’est pas pris ici au sens fort que lui donne Jean-Pierre Sarrazac, et que nous avons rencontré précédemment, mais au sens de très grande proximité.
Art. cit., p. 3. Souligné par les auteurs.
Ibid., p. 5.