Fréquentes sont en effet les séquences où la coupure diégétique ou filmique qui s’instaure entre deux personnages est en partie résorbée, voire transgressée, par un échange de paroles. Les films de Philippe Garrel n’en finissent pas de redécouvrir et de mettre en scène cette puissance banale de la parole. Dans Le Cœur fantôme lorsque Justine prend un bain et pose à Philippe, qui reste hors-champ pendant toute la durée de la séquence, des questions sur les différences qui existent entre certaines caractéristiques de son corps et celles du corps de Mona, l’échange de répliques tend d’abord à manifester ici qu’un lien de parole unit les deux personnages, par-delà la double séparation diégétique et filmique (le cadrage ne fait que redoubler ici une coupure spatiale) [séq. 25]. Dès lors, la serviette blanche que Philippe envoie à la figure de Justine, après que celle-ci lui a demandé si Mona lui manquait, semble concrétiser, voire incarner le lien entre les deux personnages que les paroles prenaient jusqu’à présent seules en charge.
Il semble important de le souligner : la parole ne crée pas ici le lien entre les personnages. La co-présence suffit seule à assurer cette fonction. D’une certaine manière, si l’on se prête un instant à sonder leur psychologie, c’est-à-dire en l’occurrence à l’inventer, les personnages n’ont aucun besoin de la parole-lien pour savoir qu’ils sont liés par une situation de co-présence. Dans sa dimension de lien, la parole a pour destinataire fondamental le spectateur, non les personnages 804 . La co-présence précède nécessairement la parole-lien et, si on veut être tout à fait précis, cette dernière ne fait que rendre les personnages au lien de co-présence qui était déjà là. Mais pour le spectateur la parole-lien possède une fonction révélatrice et cette fonction révélatrice peut se donner à comprendre comme un moyen de donner un surcroît de résonance à la dimension du lien, qu’elle n’aurait peut-être pas eu si la situation de co-présence avait été immédiatement montrée. Cette parole-lien, on peut la considérer comme une forme singulière de ce que Michel Chion proposait d’appeler « parole-émanation » 805 , à ceci près qu’elle ne représente pas en premier lieu un « aspect » 806 des personnages, mais qu’elle révèle un aspect fondamental de la situation entre deux personnes. La parole-lien fait émaner le lien inhérent à la situation, que les choix de mise en scène qui précédaient cette émanation masquaient.
Rappelons, en effet, ce point bien connu de la parole en contexte dramatique qui veut qu’elle ait toujours en son principe une double destination : les personnages et les spectateurs.
Michel Chion, L’Audio-vision, op. cit., p. 149.
« La parole devient […] comme une émanation des personnages, un aspect d’eux-mêmes, au même titre que leur silhouette […]. » Cf. op. cit., p. 150.