L’acte de parole fait voir le lien

C’est avec une telle parole-lien qu’on peut dire avec Gilles Deleuze que « l’acte entendu de parole, comme composante de l’image visuelle, fait voir quelque chose dans cette image. » 807 Gilles Deleuze le développe abondamment dans le dernier chapitre de L’Image-temps, « Les composantes de l’image ». Ce que les actes de paroles font voir, ce sont les interactions humaines, c’est-à-dire d’abord les liens qui unissent les personnages 808  :

‘« À la différence de l’intertitre qui était une autre image que l’image visuelle, le parlant, le sonore sont entendus, mais comme une nouvelle dimension de l’image visuelle, une nouvelle composante. […] Il est probable, dès lors, que le parlant modifie l’image visuelle : en tant qu’entendu, il fait voir en elle quelque chose qui n’apparaissait pas librement dans le muet. […] Elle se charge en effet de tout un domaine qu’on pourrait appeler des interactions humaines […]. » 809

C’est la raison pour laquelle Deleuze peut écrire que « le cinéma parlant est une sociologie interractionniste en acte, ou plutôt l’inverse, […] que l’interactionnisme est un cinéma parlant » 810 . La parole, avec ses adresses, ses trajets et sa circulation donne à voir ce qui relie les partenaires de l’acte de parole, « indépendamment des contenus ou des objets » 811 de cette parole. C’est dans la comédie américaine que Gilles Deleuze trouve la meilleure illustration 812 de sa thèse parce qu’il s’y déploie une véritable « démence de la conversation » 813 , faite de vitesse, de volubilité et souvent d’indifférence aux contenus, bref une visibilité du lien et de ses métamorphoses par sursaturation des échanges de parole. En revanche, dans les films de la quatrième période la parole peut parfois rendre d’autant plus visible le lien que le contenu des échanges de parole se fait rare. La parole se réduit à quelques mots échangés, frôlant à la limite les simples interjections ou les banalités d’usage, comme si en dire plus risquait de diluer le lien qui se donne à voir en ces cas-là sur le mode de l’épure. Dans cette perspective, ce qui se dit alors importe moins que le fait qu’il se dit quelque chose. La parole vaut d’abord dans sa dimension phatique.

Notes
807.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 302.

808.

Nous avons vu dans le chapitre V que, selon une proposition d’Isaac Joseph dans son ouvrage Le Passant considérable, l’interaction était essentiellement lien. Or, la thèse de Gilles Deleuze selon laquelle il y aurait une visibilité de l’interaction à travers la parole s’appuie fondamentalement sur la conception de l’interaction telle que la développe Isaac Joseph dans son livre. La sociologie interactionniste à laquelle fait référence Gilles Deleuze – les lignes qu’il consacre à la question en témoignent – est passée au filtre de la conception qu’en donne Isaac Joseph. Cf. L’Image-temps, op. cit., p. 295 (note 6).

809.

Op. cit., p. 294. Souligné par l’auteur.

810.

Op. cit., pp. 295-296. Ces formulations de Gilles Deleuze résonnent d’autant plus quand on sait l’importance majeure que le cinéma a pu jouer dans la formation d’Erving Goffman.

811.

« C’est indépendamment de ses contenus ou de ses objets que la conversation va produire les interactions qui resserrent ou écartent les liens entre individus […]. » Cf. op. cit., p. 300.

812.

Gilles Deleuze considère toutefois que le néo-réalisme et surtout la Nouvelle Vague ont redécouvert la conversation et l’interaction. Cf. op. cit., p. 300.

813.

Ibid., p. 301.