Valeur séminale de la parole-lien

La parole peut être à ce point au service du lien dans les films de la quatrième période qu’elle possède parfois une valeur séminale pour la suite de la mise en scène. Elle devient ainsi une sorte de terreau conjonctif. En certains cas, en effet, la mise en scène donne le sentiment d’embrayer sur l’impulsion conjonctive amorcée par la parole et venir entériner, d’une manière ou d’une autre, le lien vocalement créé. La parole vaut ainsi comme germe phatique, capable ensuite d’ensemencer une mise en scène. Dans J’entends plus la guitare, le plan-séquence dans lequel Gérard apprend de la bouche d’Aline la mort de Marianne, donne à voir et surtout à comprendre un tel processus [séq. 46]. La force révélatrice et séminale de la parole-lien est d’autant plus importante ici que c’est surtout un abîme, moins spatial que temporel, qui s’instaure entre les deux personnages d’un point de vue dramatique : au fur et à mesure de sa prise de conscience réelle de ce que la mort de Marianne représente, Gérard paraît de plus en plus happé par son passé amoureux qui finit par le submerger et le laisser, suffoquant, brisé par un irrépressible chagrin. Ce passé, le spectateur et Aline elle-même ont pu constater auparavant combien il était étranger à Aline, combien surtout elle était dans l’incapacité de le recevoir en partage 814 .

En ouverture de plan, la caméra est localisée à l’intérieur de l’appartement d’Aline et Gérard. Seule se donne à voir la porte donnant sur le salon. Gérard, arrivant de l’extérieur, entre dans la pièce, effectue quelques pas, suivi en panoramique par la caméra. C’est alors que, hors-champ, la voix lugubre d’Aline lui annonce, comme une sentence : « Marianne est morte ». Ce sont donc ces mots d’Aline qui révèlent au spectateur l’existence d’une situation de co-présence dès l’instant où Gérard est entré dans la pièce et l’annonce de la mort de Marianne a au moins ceci de paradoxal qu’elle est aussi une force d’engendrement sur le plan cognitif pour le spectateur : elle lui fait prendre conscience de la réalité dramatique d’une situation. Ce n’est qu’une fois cette parole prononcée et une fois que la circulation de la parole s’est instaurée entre les deux protagonistes 815 que la caméra se met alors à effectuer un panoramique sur la gauche pour venir cadrer Aline. Au cours de la suite de la séquence, s’ensuivra un double va-et-vient en panoramique de la caméra, manifestant son autonomie partielle : mouvement de balayage assez insistant pour qu’on puisse lire en lui une volonté énonciative de surligner le lien désormais bien établi entre Aline et Gérard, comme on surligne au marqueur une ligne de texte.

Dans la perspective de la valeur séminale de la parole-lien, la structure de ce plan-séquence et l’ordre précis d’enchaînement des éléments qui le constituent sont importants. On voit que la manifestation de la parole-lien précède l’autonomie partielle de la caméra, qui jusqu’à présent avait ignoré les personnages (avant l’apparition de Gérard) ou enté son mouvement sur le déplacement physique de Gérard. L’entrée de Gérard, diégétiquement et dramatiquement créateur de co-présence, n’a donc pas suffi à pousser la caméra à traduire sur le plan purement visuel et filmique l’existence du lien forgé. Ce lien, il a fallu que la parole inaugurale d’Aline puis l’instauration d’une circulation de la parole le rendent présent au spectateur pour que la caméra se mette à son tour à faire du lien. Si l’on peut vraiment parler d’une valeur séminale de la parole-lien ici concernant la dynamique monstrative que la caméra élabore après que cette parole-lien soit apparue, c’est parce que les mouvements de la caméra sont entièrement au service de la figuration du lien qui unit les deux personnages en co-présence. Il est notable, en effet, que pas un instant au cours de ce plan-séquence Aline et Gérard ne sont montrés ensemble dans le même champ : seules les paroles-liens et les mouvements tirent le lien de co-présence vers le sens d’une forme certaine de matérialisation. Il en aurait été différemment si l’« entre deux personnes » avait accédé au rang de motif visuel : les mouvements de caméra auraient alors servi à générer tout autant de la coupure que du lien. Mais en l’occurrence, seuls les mouvements de caméra donnent une réalité visuelle au lien, par-delà la disposition des deux protagonistes entre champ et hors-champ. Par conséquent, la dynamique monstrative paraît clairement relayer et renforcer la parole-lien en se conformant à son ordre.

Notes
814.

Lors de sa rencontre au café avec Marianne, Aline s’est vue fermement et définitivement coupée de la connaissance du passé de Gérard : aux yeux mêmes de ceux qui ont vécu ce passé – Marianne et Gérard – il fait désormais énigme. Comme le dit Marianne, ils n’en savent plus rien eux-mêmes [séq. 42].

815.

Gérard, interdit par la nouvelle, pousse un « Hein ? » qui traduit moins une incompréhension que le fait qu’il a trop bien compris le sens des paroles d’Aline, puis demande : « Comment c’est arrivé ? »