Voir l’acte de parole-lien

Conférer une telle valeur séminale à la parole-lien représente la manière la plus particulière que peut trouver Philippe Garrel pour faire de la parole une composante proprement cinématographique dans les films de la quatrième période. On sait que l’une des hypothèses les plus intéressantes avancées par Gilles Deleuze dans le dernier chapitre de L’Image-temps est de ne pas s’arrêter à l’idée que l’acte entendu de parole fait voir quelque chose. Il considère aussi et surtout que « l’acte entendu de parole est lui-même vu, d’une certaine façon » :

« Ce n’est pas seulement sa source qui peut (ou non) être vue. En tant qu’entendu, il est lui-même vu, comme se traçant lui-même un chemin dans l’image visuelle. » 816

Bien qu’il considère, en reprenant une expression à Alain Philippon, que « filmer la parole comme quelque chose de visible » 817 vaut « pour tout cinéma parlant digne de ce nom » 818 , Gilles Deleuze peut lister quelques exemples de moments de bravoure de l’histoire du cinéma où la mise en scène peut atteindre à cette mise en visibilité de la parole :

‘« Tandis que maintenant c’est la voix entendue qui se répand dans l’espace visuel, ou le remplit, cherchant à atteindre son destinataire à travers les obstacles et les détours. Elle creuse l’espace. La voix de Bogart au micro est comme une tête chercheuse qui s’efforce d’atteindre dans la foule celle qu’il faut prévenir d’urgence (“La Femme à abattre” de Walsh et Windust) ; la chanson de la mère doit monter des escaliers, traverser des pièces, avant que son refrain n’atteigne enfin l’enfant emprisonné (“L’Homme qui en savait trop” d’Hitchcock). “L’Homme invisible” de Whale fut un chef-d’œuvre du parlant, parce que la parole y devenait d’autant plus visible. » 819

En regard de ces exemples légendaires, l’occurrence d’ensemencement de la mise en scène par la parole-lien détaillée ci-dessus peut sembler bien modeste – et elle l’est fondamentalement, comme semble toujours modeste une épure. Mais il n’en demeure pas moins que les mouvements de la caméra paraissent faire voir le trajet et la circulation de cette parole entre les deux protagonistes de l’échange en relayant et en renforçant par un mode de monstration spécifiquement cinématographique le lien entre deux personnages d’abord mis en évidence par la parole. Le visible se met ici au service de l’audible pour rendre d’une certaine manière visible cet audible. La parole fait voir le lien, mais la caméra, en plus de surligner le lien, fait voir la parole-lien. Ce sont comme deux couches de visibilité qui se superposent et s’inscrivent en décalque pour conférer une visibilité majeure au lien – un peu comme s’il était vu à travers une loupe. Le lien, pourtant par nature invisible, semble ainsi se faire hyper-visible.

Notes
816.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 303.

817.

Alain Philippon écrivait à propos de Beyrouth la rencontre de Borhane Alaouie (Liban, 1983) : « Séquence superbe parce qu’on y sent la parole chercher son chemin parmi les souvenirs, tenter de remettre au présent une relation qui appartient au passé ; parce qu’on y voit véritablement la parole se frayer un difficile chemin au travers des ruines […]. Et Alaouie a fait cela : il a filmé la parole comme quelque chose de visible, comme une matière en mouvement. » Cf. Alain Philippon, « Raccord impossible » in Cahiers du cinéma n° 347, mai 1983, p. 67. Souligné par l’auteur.

818.

Gilles Deleuze, op. cit., p. 303.

819.

Ibid., p. 303.