Pourquoi avoir insisté sur cette valeur séminale de la parole-lien et sur l’hyper-visibilité du lien qui pouvait en découler ? Parce qu’il nous semble qu’elle met en évidence mieux que toute autre la volonté de Philippe Garrel de faire de la parole l’un des agents fondamentaux du lien dans les films de la quatrième période. Non pas que la parole soit la seule à produire et manifester du lien, comme cette étude a essayé de le montrer déjà à plusieurs reprises. Non pas, comme ce chapitre en défendra justement l’idée, que ce qui se joue au niveau des échanges de paroles ne puisse pas être de l’ordre de la coupure, de la disjonction et, pour le dire d’un mot, de l’incommunicabilité. Mais s’il faut chercher un lieu de la manifestation du lien, c’est sans doute d’abord dans la parole et ses modes de circulations d’un protagonistes à l’autre qu’il se trouve dans les films de la quatrième période. L’hypothèse mérite d’être confortée. Car, faire de la parole l’un, voire l’agent fondamental du lien n’est pas sans marquer une inflexion notable par rapport à ce qui pouvait avoir lieu dans les films d’avant la quatrième période.
La parole, en effet, pouvait donner le sentiment de frayer fondamentalement avec la coupure dans les films précédents. Sur ce point, Thomas Lescure fait un constat qu’il convient de nuancer et d’amplifier, mais dont on peut partager sans réserve la teneur globale. Parlant des films d’avant la quatrième période, il peut souligner :
« Si l’on recensait les plans de tes films, les plus nombreux seraient sans doute, ceux qui montrent un homme et une femme manifestant la plus grande difficulté à se comprendre, au moins verbalement. […] Les scènes de couples dans tes films se déroulent souvent de la manière suivante : un homme (ou une femme) parle, parfois assez longuement, à un partenaire qui l’écoute attentivement sans lui répondre. » 820
S’il convient de nuancer ce propos, c’est que la qualité d’écoute n’est pas toujours celle dont croit se rappeler Thomas Lescure et c’est bien ce qui rend la situation de parole problématique : il est des cas où l’un des membres du couple paraît parler dans le vide, pour un autre qui ne semble pas même avoir conscience que l’autre parle. Dans Marie pour mémoire, Gabriel peut parfois se figer en une attitude régressive de repli sur lui-même, sorte de statue autiste et asilaire, contre lequel la parole de Blandine, qui le somme pourtant de parler à son tour, se heurte comme contre un bloc. S’il convient d’amplifier ce propos, c’est qu’on peut étendre bien au-delà du couple le constat de Thomas Lescure, tant la parole a aussi du mal à circuler entre deux personnes du même sexe dans les films d’avant la quatrième période. Dans Marie pour mémoire toujours, Jésus se retrouve deux fois aux prises avec celui qui est sans doute un agent au service de la police d’état (interprété par Maurice Garrel) et qui semble surveiller de très près les agissements anti-sociaux des jeunes gens dont le film montre l’irréversible entrée dans une folie vécue comme une « protestation de santé » 821 . En ces deux occurrences, le suppôt du gouvernement ne cesse de discourir sur la volonté humaine de comprendre le monde ou sur les tendances psychologiques extrémistes de Jésus, sans pour autant que ses paroles semblent trouver le moindre écho chez ce dernier. Jésus est au contraire quasiment déconnecté de la situation de parole par des phases maniaco-dépressives de réclusion dans le silence ou d’emportement dans des formes de rire qui frisent la démence.
Il est certain, en revanche, que la parole n’est pas d’abord là pour manifester le lien dans les films d’avant la quatrième période comme le suggère Thomas Lescure et comme le montrent justement les exemples précédents. La parole sert tout au contraire à exprimer une « attaque sur le lien » 822 . Le plus souvent la parole isole les deux protagonistes qui participent de la situation de la parole bien plus qu’elle ne les lie, selon des modalités diverses qui font de l’œuvre de Philippe Garrel l’une des œuvres cinématographiques ayant le plus profondément insisté sur les formes que peut prendre l’incapacité à communiquer verbalement 823 . Ou bien parce que dans une situation où l’échange devrait s’imposer et chacun des personnages avoir droit à la parole, l’un des protagonistes capture l’énonciation et adresse à l’autre un discours performatif qui ne peut que laisser l’autre sans voix : dans Liberté, la nuit, Jean décrète verbalement seul sa rupture d’avec Mouche (« Voilà, c’est fait. Nous ne sommes plus ensemble. C’était le plus difficile après tout. »), alors même qu’il affirme que cette rupture doit se faire sur le mode de l’accord entre eux deux. Ou bien parce que le discours tenu par l’un des protagonistes ne s’adresse que partiellement, voire pas du tout à l’autre protagoniste qui reste muet : dans Marie pour mémoire, c’est le long plan-séquence où Jésus puis Gabriel, à plusieurs centaines de mètres l’un de l’autre 824 , ne parlent pas à leur compagne mais interpellent directement le spectateur par des discours adressés à la caméra. Ou bien, pour donner un dernier exemple, parce que le discours pris en charge par la parole devient presque incompréhensible tant il est heurté dans son débit, entrecoupé de sanglots ou profondément déstructuré dans son énonciation : dans L’Enfant secret, lors de la scène où Elli reproche à Jean-Baptiste de s’être laissée accaparer par son film quand elle aurait pu consacrer ce temps à se trouver auprès de sa mère qui vient de mourir, la jeune femme brisée de chagrin paraît avaler ses paroles en même temps qu’elle les dit, laissant surtout entendre des pleurs que Jean-Baptiste, littéralement obnubilé par son film, ne parvient pas le moins du monde à partager.
Certes, il serait totalement faux d’écrire que les échanges de paroles sont inaptes à générer du lien dans les films d’avant la quatrième période – et c’est bien la raison pour laquelle nous avons souligné que nous nous situions ici au niveau des principes. Dans Un ange passe, par exemple, une partie importante du film est constituée d’une conversation entre Maurice Garrel et Laurent Terzieff, dont on ne sait si elle est totalement improvisée et « documentarisée » ou si elle mêle des éléments fictionnels au pris sur le vif. Un lien incontestable se donne donc à voir ici entre ces deux grands comédiens, au cours d’une conversation dont il n’est d’ailleurs pas anodin qu’elle en arrive à rouler sur le statut de la parole dans la cure psychanalytique. Mais il est justement révélateur des tendances garreliennes de cette époque que cette conversation soit aussi malmenée par de brusques interruptions du son ou par recouvrement de l’échange de paroles par des chants en musique de fosse de Nico. Le lien de parole se fait ainsi plus précaire, peut-être moins essentiel, et certains des plans qui isolent l’un ou l’autre des deux comédiens, plus nombreux que ceux qui les montrent visuellement en co-présence, paraissent sécréter de profondes coupures entre les deux hommes dans les moments où la parole est empêchée de faire du lien par le silence ou la musique. Les traitements filmiques que subit cette conversation donnent ainsi au lien de parole un caractère d’anomalie qui semble, en un geste presque théorique, stigmatiser la parole dans sa capacité à faire du lien.
Puisque les films de Philippe Garrel ont accordé une telle place à quelques unes des figures majeures du Nouveau testament, Jésus en tête dans Le Lit de la vierge, même si c’est pour leur faire jouer un rôle dans une perspective radicalement athée 825 , il paraît assez légitime d’écrire que les films d’avant la quatrième période privilégient largement la Chair sur le Verbe – Chair qui ne cherche jamais à faire penser, ou plus exactement à faire croire, qu’elle est l’incarnation de ce Verbe. Ce n’est pas pour rien que Garrel a réalisé tant de films en partie ou totalement muets. Ce n’est pas un hasard si, dans la dernière séquence de Marie pour mémoire, Marie, dont on a « crucifié la mémoire », se retrouve à répéter les phrases incompréhensibles d’un disque servant à l’apprentissage des langues, alors que la beauté de son visage de femme-enfant n’est pas le moins du monde entamée. Ce n’est pas le lieu de cette étude d’examiner l’ensemble des raisons pour lesquelles les films d’avant la quatrième période ont accordé une telle prééminence de la Chair sur le Verbe et dont l’une des plus décisives pourraient bien être, selon une hypothèse de Gilles Deleuze, un besoin de figuration plus direct du lien qui unit l’homme au monde afin de nous rendre la croyance au monde 826 . En revanche, il convient d’être attentif à la raison immédiatement avancée par Philippe Garrel lui-même pour expliquer cette attaque sur le lien de parole : « À cela une raison très concrète : il m’est très difficile d’écrire des dialogues. » 827 Il faut donc en conclure que la nature disjonctive et « déliante » de la parole dans les films d’avant la quatrième période vient en premier lieu de l’empêchement dans lequel elle se trouve la plupart du temps d’épouser la forme dialogique.
Thomas Lescure, Une caméra à la place du coeur, op. cit., p. 50.
Jean Douchet écrit à juste titre : « “Que la folie vienne vite !” – ce cri du jeune Garrel était une protestation de santé contre une société, de son point de vue, déliquescente. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 23.
L’expression est de Philippe Garrel lui-même et il n’est pas anodin que, dans le dialogue que le cinéaste mène avec Thomas Lescure, elle s’insère entre les deux phrases de Lescure précédemment citées. Thomas Lescure : « Dans La Concentration, Léaud et Zouzou sont d’abord reliés par un fil. Quand ce fil est coupé, on se dit que l’androgyne primordial vient de se scinder et que les deux moitiés de l’humanité vont avoir du mal à s’entendre. » Philippe Garrel : « Oui. Il y eu attaque sur le lien. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 51.
À ce titre, il est symptomatique que Philippe Garrel ne comprenne pas un mot d’allemand, alors qu’il a tourné sept films avec Nico où la parole est loin d’être absente. Comme il s’en ouvre à Thomas Lescure qui lui demande s’il comprenait les paroles en allemand que Nico avait écrites pour La Cicatrice intérieure : « Pas un mot, mais je lui faisais confiance. Je savais qu’elle voyait le monde comme je le voyais. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 64.
Le plan démarre sur Marie et Jésus enlacés dans un terrain vague, filmés en plan d’ensemble fixe. Une fois le discours de Jésus achevé, la caméra se met alors à partir en travelling latéral gauche à très grande vitesse, filmant sur plusieurs centaines de mètres un paysage désolé et désert, avant de rencontrer Blandine et Gabriel, ce dernier entamant à son tour un interminable monologue, dans lequel il s’emmêle d’ailleurs quelque peu les pinceaux.
« Je ne sais pas d’où [vient la référence au christianisme dans mes films], peut-être de mon père, en tout cas c’est métaphorique. Je suis athée, matérialiste, extrêmement satisfait de penser qu’il n’y a pas d’au-delà. ». Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 40.
Pour Gilles Deleuze, « le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde », parce que « c’est le lien de l’homme et du monde qui se trouve rompu. » Dès lors, pour Deleuze, « c’est ce lien qui doit devenir objet de croyance : il est l’impossible qui ne peut être redonné que dans une foi. » Or, selon Deleuze, « la croyance, même avec ses personnages sacrés, Marie, Joseph et l’Enfant, est toute prête à passer du côté de l’athée », car « il s’agit de retrouver, de redonner la croyance au monde, en deçà ou au-delà des mots. » C’est bien sur ce point que le cinéma de Philippe Garrel d’avant la quatrième période peut trouver sa place, cinéma que Gilles Deleuze ne manque pas de convoquer en lui accordant une place centrale : « Ce qui est sûr, c’est que croire n’est plus croire en un autre monde, ni en un monde transformé. C’est seulement, c’est simplement croire au corps et, pour cela, atteindre le corps avant les discours […] Artaud ne disait pas autre chose, croire à la chair […]. Godard annonce “Je vous salue Marie” : qu’est-ce qu’ils se sont dits Joseph et Marie, qu’est-ce qu’ils se sont dit avant ? Rendre les mots au corps, à la chair. À cet égard entre Godard et Garrel l’influence s’échange, ou se renverse. L’œuvre de Garrel n’a jamais eu d’autre objet, se servir de Marie, Joseph et l’Enfant pour croire au corps. Quand on compare Garrel à Artaud, ou Rimbaud, il y a quelque chose de vrai qui déborde une simple généralité. Notre croyance ne peut avoir d’autre objet que la “chair”, nous avons besoin de raisons très spéciales qui nous fassent croire au corps […] Nous devons croire au corps, mais comme au germe de vie, à la graine qui fait éclater les pavés, qui s’est conservée, perpétuée dans le saint suaire ou les bandelettes de la momie, et qui témoigne pour la vie, dans ce monde-ci tel qu’il est. Nous avons besoin d’une éthique ou d’une foi, ce qui fait rire les idiots ; ce n’est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie. » Cf. Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., pp. 223-225. Souligné par l’auteur.
Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 51. Plus loin, Philippe Garrel parle même d’une « incapacité à écrire des dialogues. » (p. 182).