Le dialogue : réciprocité parfaite et principe de coopération

On comprend dans ces conditions que le fait que Philippe Garrel fasse appel, à partir des Baisers de secours, à des dialoguistes ne peut que venir en renfort de l’idée d’une parole désormais considérée comme l’agent fondamental du lien. Car avec l’apparition de véritables dialogues dans son cinéma, Philippe Garrel se convertit à des actes de paroles conjonctifs en leur fondement. La forme dialogique, en effet, est architecturée autour de l’idée de liaison – en son principe du moins – comme nous le rappellent, chacun à leur manière, des penseurs appartenant pourtant à des champs de réflexion très différents.

Dans Phénoménologie de la perception, Maurice Merleau-Ponty décrit ce qui apparaît pour lui comme l’expérience même du dialogue. Il n’est sans doute pas illégitime de considérer cette conception comme idéale ou plus exactement idéalisée, mais c’est justement ce caractère d’idéalisation qui en fait la valeur conceptuelle :

« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. » 828

Si la conception que développe ici Maurice Merleau-Ponty peut être considérée comme une conception idéalisée, c’est parce qu’elle met l’accent sur un principe de « réciprocité parfaite » qui serait inhérent au dialogue et dont le concept d’« être à deux » forme l’état d’accomplissement. Il est sans doute peu de cas de dialogues qui n’entrent pas, d’une manière ou d’une autre, en dissonance avec cette idée de réciprocité parfaite. Mais il n’importe pas, en l’occurrence, de contester la validité empirique de la conception du dialogue proposée par Maurice Merleau-Ponty. Il convient, au contraire, de remarquer que cette conception fait du dialogue par essence un opérateur majeur de liaison entre deux partenaires, puisque le lien se fait même ici proche de la fusion. Que le déroulement réel d’un dialogue puisse contrevenir à ce principe essentiel ne remet nullement en question la valeur conceptuelle de ce principe. Ce hiatus entre essence et expérience concrète montre seulement, sur un cas particulier, toute la différence qui existe entre l’ordre conceptuel et l’ordre de la réalité. C’est une des vieilles leçons de la philosophie, depuis au moins Spinoza : le concept de sucre n’est pas sucré, tout comme le concept de chat ne miaule pas. Il importe donc surtout de s’accorder avec le grand phénoménologue sur l’idée que tout dialogue s’origine dans un idéal conceptuel de liaison majeur et sur un principe de réciprocité, sinon parfaite, du moins importante.

Non sans résonance avec la conception merleau-pontienne du dialogue, mais dans une perspective plus pragmatique, H. Paul Grice soutient, dans son article « Logique et conversation », qu’à la base d’une conversation il existe un principe qu’il proposait de nommer « PRINCIPE DE COOPÉRATION » 829  :

‘« Nos échanges de paroles ne se réduisent pas en temps normal à une suite de remarques décousues, et ne seraient pas rationnels si tel était le cas. Ils sont le résultat, jusqu’à un certain point au moins, d’efforts de coopération ; et chaque participant reconnaît dans ces échanges (toujours jusqu’à un certain point) un but commun ou un ensemble de buts, ou au moins une direction acceptée par tous. Ce but ou cette direction peuvent être fixés dès le départ (par exemple par la proposition initiale de soumettre une question à la discussion), ou bien peuvent apparaître au cours de l’échange ; ils peuvent être relativement bien définis, ou assez vagues pour laisser une latitude considérable aux participants (comme c’est le cas dans les conversations ordinaires et fortuites). Mais à chaque stade certaines manœuvres conversationnelles possibles seraient en fait rejetées comme inappropriées du point de vue conversationnel. Nous pourrions ainsi formuler en première approximation un principe général qu’on s’attendra à voir respecté par tous les participants : que votre contribution conversationnelle corresponde à ce qui est exigé de vous, au stade atteint par celle-ci par le but ou la direction acceptés de l’échange parlé dans lequel vous êtes engagés. Ce qu’on pourrait appeler PRINCIPE DE COOPÉRATION (coopérative principle), abrégé en CP. » 830

Un tel principe de coopération est important parce qu’il met en avant l’idée qu’une conversation, au sens plein du terme, exige non seulement un effort de participation de la part des partenaires, mais plus encore une participation effective et bonne à la conversation. Ne pas répondre à une question directement adressée, laisser retomber le soufflet conversationnel alors que vient son tour de parler, refuser la circulation de l’échange par le silence ou inversement en monopolisant la parole pour se lancer dans d’interminables monologues, passer du coq-à-l’âne en brouillant le sens de la discussion sont autant de ces « certaines manœuvres » qui témoignent d’une mauvaise participation et contreviennent au principe de coopération tel que l’édicte H. Paul Grice. Parce qu’elle est lien, parce qu’elle exige un échange qui vient manifester ce lien, une conversation présuppose une bonne circulation de la parole basée sur le principe de coopération. Or, c’est précisément sur ce « principe de coopération » que conversations et dialogues écrits se retrouvent si l’on suit Francis Vanoye sur ce point. Il avance l’idée que les « dialogues de films, comme ceux du théâtre et du roman, puisent, sans doute de manière empirique, leurs modèles dans la vie sociale et quotidienne » et pointe justement le « caractère dynamique et coopératif » inhérent à toutes les formes d’acte langagier quand ils prennent une forme dialogique 831 . Dialogue et conversation reposent donc, en principe, sur l’idée d’une coopération qui manifeste le lien décisif qui s’instaure entre les partenaires d’un échange de parole.

Notes
828.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1998, p. 407.

829.

H. Paul Grice, « Logique et conversation » in Communications n° 30, op. cit., p. 61. Les majuscules sont de l’auteur.

830.

Art. cit., pp. 60-61. Souligné par l’auteur.

831.

Francis Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénarios, op. cit., p. 184.