Déstructuration de la conversation, structuration des dialogues

Une différence ne manque pourtant pas de se faire jour entre conversations authentiques et dialogues très écrits tels qu’ils peuvent se rencontrer dans les films de Philippe Garrel. Une différence dans la clarté de la structuration. Ce point de différence mérite d’être mentionné parce qu’il nous servira par la suite à montrer que la clarté habituelle de structuration des dialogues dans les films de la quatrième période peut avoir pour effet de faire passer au premier plan, et sous des formes diverses, ce qu’on nommera des « malaises dans la coopération », rebondissant sur le principe de H. Paul Grice.

Marie-Anne Guérin met l’accent sur l’importance qu’il convient d’accorder à la structuration des dialogues dans les films de la quatrième période lorsqu’elle dit à Marc Cholodenko qu’il a « structuré la parole » des protagonistes des films de la quatrième période, créant par là des « situations analogues à celles du théâtre classique, où les dialogues sont à la fois lumineux et le lieu de négociations et de confidences… » 832 Si l’analogie avec les dialogues du théâtre classique reste discutable, souligner la nature structurée des dialogues écrits par Marc Cholodenko, c’est pointer la différence formelle qui existe entre des dialogues, très écrits comme ceux des films de la quatrième période, et une conversation réelle. Alejo Carpentier écrit que la « conversation a un rythme, un mouvement, une absence de suite dans les idées, avec, par contre, d’étranges associations, de curieux rappels, qui ne ressemblent en rien aux dialogues qui remplissent habituellement les romans et les pièces de théâtres. » 833 À ce titre, la conversation d’Un ange passe évoquée plus haut entre Maurice Garrel et Laurent Terzieff semble venir comme en illustration directe de cette remarque d’Alejo Carpentier. Avec ses multiples hésitations, ses répétitions de syllabes qui précèdent la sortie définitive du mot qui se cherche et parfois ne se trouve pas pour laisser place à un autre (surtout de la part de Laurent Terzieff), avec ses coq-à-l’âne, ses roues libres, ses chevauchements dans les tours de parole, ses hiatus conceptuels et ses méandres, cette conversation invertébrée est particulièrement représentative de la déstructuration active qui peut être celle d’une conversation réelle en plein développement. Ce qui est intéressant avec cet exemple, c’est qu’elle montre le véritable brouillage structurel qui peut s’opérer dans une conversation dès lors que les participants y coopèrent vraiment : c’est bien parce qu’il est impliqué dans la conversation et veut la nourrir que Laurent Terzieff cherche à ce point ses mots et à faire sortir ce qu’il a à dire. Le paradoxe de la coopération, peut-être, c’est la déstructuration.

Toute autre est la structuration des dialogues dans les films de la quatrième période, sauf à quelques rares exceptions près qui ne sont justement pas des dialogues, mais des paroles d’enfants (Lo dans Les Baisers de secours, Lucie dans Le Cœur fantôme) ou des actes de paroles pris sur le vif (ou qui ont l’air tels) 834 . Jamais ces dialogues ne cherchent à singer le caractère brouillon, désordonné ou laborieux d’une conversation authentique. Les tours de parole sont le plus souvent nettement dessinés et calibrés, les mots coulent sans hésitation et les phrases ne semblent que rarement atteintes de bégaiement – et si chevauchements de parole il y a, ils sont dus aux ratés dans la « profération » ou, mieux encore, à la structure même d’un dialogue pensé pour produire un tel chevauchement 835 . La structuration des dialogues vise ici la clarté la plus grande. Certaines paroles flirtent parfois avec le récitatif (c’est en particulier le cas avec le personnage de Jeanne dans Les Baisers de secours, ce que semble vouloir entériner le fait qu’elle récite un passage des Noces de Figaro de Mozart à Matthieu [séq. 34]). Quant à l’origine scripturale des dialogues, elle aurait plutôt tendance à être affichée que masquée, avec la présence récurrente de formules si écrites 836 qu’elles ne sauraient en aucun cas passer pour le fruit d’une parole spontanée. Comme si les films voulaient insister sur cette idée, on ne compte d’ailleurs plus le nombre de textes qui sont lus par une personne à une autre dans la quatrième période. Les dialogues, dans les films de la quatrième période, ne se donnent donc pas pour autre chose que ce qu’ils sont : non pas des conversations, mais des simulacres de conversation.

Notes
832.

Marie-Anne Guérin, « Entretien avec Marc Cholodenko », art. cit., p. 38.

833.

Alejo Carpentier cité dans : Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, Tome II, Paris, Éditions universitaires, 1965, p. 102.

834.

Il s’agit des paroles des deux metteurs en scènes dans les séquences de répétition des Baisers de secours et de La Naissance de l’amour [séq. 6 et séq. 19].

835.

On peut trouver un tel chevauchement de ce type dans la séquence du Vent de la nuit, où Hélène et Serge se surprennent à prendre la parole en même temps [séq. 47].

836.

Alain Philippon dit ainsi à propos des dialogues de La Naissance de l’amour : « Tout cela est écrit, et bien écrit. Ouvertement et joliment littéraire parfois, allant de la formule lapidaire (le “Il arrive qu’on aime encore alors qu’on n’est plus aimé” d’Hélène, la femme de Marcus, asséné froidement par Dominique Reymond) au long monologue (comme celui d’Ulrika dans le très beau plan fixe du quai de gare), les dialogues sont parfois à la limite de la musique lorsqu’ils sont dits avec des accents, assez nombreux dans le film : l’allemand pour Ulrika, l’anglais pour la femme rencontrée à Cadix, l’italien pour Lou Castel. » Cf. Alain Philippon, « L’Amour en fuite », art. cit., p. 31.