À cet égard, il peut apparaître symptomatique que, parmi les échanges de paroles qui traduisent le mieux l’effort de coopération dont doivent faire preuve les participants à une conversation, figure à une place remarquable la conversation à quatre voix qui se noue au café entre Josette, Paul, Jeanne et Matthieu dans Les Baisers de secours [séq. 39]. Une conversation à quatre voix, non un échange de parole entre deux personnes, comme si la coopération devenait plus facile dès lors qu’il y a plus de deux personnages en présence. Jamais mieux qu’au cours de cet ample échange de paroles ne se fait sentir la volonté des participants de nourrir la conversation, de la faire progresser autour d’un objet fuyant et qui ne cesse de se transformer, mais qui montre par là que la dynamique interne à la conversation est sans doute aussi importante que ce qui se dit. Ainsi, c’est un mot (histoire) qui peut servir de relance et engager la conversation dans une direction imprévue – on passe assez logiquement de la vision rendue aux aveugles de naissance au regard de la caméra, puis plus illogiquement des histoires qui aident « à choisir quoi filmer » aux histoires d’amour – précisément parce que chacun des partenaires s’empare de l’objet de la conversation à sa manière propre, montrant aussi par là l’intensité et la qualité de sa coopération. Il est important aussi de remarquer la vitesse – relative mais inhabituelle dans les films de la quatrième période – des enchaînements dans les tours de parole, avec les effets de reprises, d’assertions et de contre-assertions qui les accompagnent. Ils donnent ici un sens plein, et même un sens véritable, à l’idée de forme dialogique qui est par essence une forme basée sur l’échange et une bonne participation.
Certes, un certain nombre de dialogues à deux voix semblent venir célébrer le principe de coopération, voire l’idée de réciprocité parfaite mis en avant par Maurice Merleau-Ponty. Ce ne sont pas nécessairement les dialogues les plus fournis. Dans J’entends plus la guitare, par exemple, le premier échange de paroles entre Marianne et Gérard paraît presque vouloir se donner comme une illustration très concrète du principe de réciprocité parfaite [séq. 1]. On peut d’ailleurs remarquer qu’il s’agit d’un échange d’abord fondé sur une parole-lien : Marianne, seule dans le champ, s’adresse à Gérard hors-champ et permet ainsi au spectateur de connaître l’existence d’une situation de co-présence. Mais si la réciprocité normalement inhérente à un dialogue est ici particulièrement sensible, c’est par l’effet de répétition exacte pour l’oreille 837 qui s’instaure entre les deux actes de parole. « L’homme… La mer », dit Marianne. « L’homme… la mère ? », répète Gérard et Marianne, après que Gérard a dit « L’homme », répète à son tour « L’homme ». La réciprocité que présuppose la forme dialogique paraît se faire ici à ce point déterminante qu’elle contamine le contenu même du dialogue. Comme si, dans « l’être à deux » auquel aboutit le dialogue, il n’y avait vraiment plus qu’une seule pensée partagée. En ce début de film, où il était sans doute important pour Philippe Garrel de faire sentir au spectateur en un instant l’intensité de l’amour que Marianne et Gérard se portent, un tel dialogue remplit parfaitement sa fonction (merleau-pontienne) d’entremêlement des tissus en rendant les deux protagonistes quasiment consubstantiels par-delà toutes les coupures générées par la mise en scène.
De même, dans Le Cœur fantôme, une réelle volonté de coopération des protagonistes afin de nourrir le dialogue et de le faire progresser se fait sentir entre Justine et Philippe dans la séquence qui les donne à voir en discussion dans un train italien [séq. 33]. Une telle séquence montre que, dans les films de la quatrième période, un dialogue peut engendrer un effort de coopération et une bonne participation, sans pour autant que la nature du propos soit exempt de tensions. Car, et c’est le point important, la nature de l’interlocution ne vise pas, elle, à sécréter de l’incompréhension. On la sent tendue, au contraire, par le désir des deux partenaires de comprendre (Philippe) et d’arriver à dire (Justine), ce que Justine a en tête. On peut remarquer ainsi que ce dialogue est constitué pour l’essentiel de répliques courtes, voire très courtes, et fait preuve d’une rapidité certaine dans l’enchaînement des tours de parole. On peut souligner aussi le jeu de questions/réponses et celui d’assertions/contre-assertions qui forment l’armature essentielle de ce dialogue. On peut pointer enfin les répliques en miroir inversées (« Mais non », « Mais si ») et les reprises d’un mot à l’autre (« Fais pas ta maligne », « J’fais pas ma maligne », « Ben voilà ! », « Voilà, quoi ? »). Tous ces éléments caractérisent de manière claire la nature coopératrice des deux partenaires et une bonne participation à l’échange. Ni Justine, ni Philippe ne cherchent à se dérober à la discussion. Justine cherche au contraire à faire comprendre à Philippe combien lui pèse le fait qu’il ait des enfants, c’est-à-dire plus profondément qu’il ait eu une vie avant de la connaître. Philippe de son côté montre qu’il cherche à bien entendre ce que lui dit Justine par les relances dont il fait preuve à travers ses questions. Il la pousse même dans ses retranchements et formule son désir inconscient (« Tu voudrais que j’abandonne mes gosses ? »), lequel prend l’aspect d’une radicale dénégation de la part de Justine (« Ça va pas non »). Autrement dit, la dynamique profondément dialogique de ce dialogue, si l’on nous accorde cette tautologie, conduit à faire voir le point de tension et de conflit qui existe entre eux. C’est tout le paradoxe ici de la coopération : faire se lever une zone possible de rupture quand l’interlocution, elle, est portée par un entremêlement fort des deux consciences dans l’effort de coopération.
Il est nécessaire de préciser « pour l’oreille » parce que si le spectateur entend une répétition exacte « L’homme… la mer », le scénario avant-tournage nous apprend que Gérard dit en réalité « L’homme… la mère. » Cf. op. cit., p. 2.