Subversion du dialogue par le monologue

À rebours de ces véritables dialogues, il est assez singulier de remarquer que, dans les films de la quatrième période, la forme dialogique se trouve très souvent perturbée par une certaine forme de subversion du dialogue par un monologue. Alors que l’échange de paroles qui s’installe entre deux protagonistes devrait conduire à ce que se lève un dialogue, l’interlocution se transforme en une situation déséquilibrée où il n’y a finalement plus qu’un locuteur digne de ce nom. L’autre personnage remplit beaucoup moins la fonction d’interlocuteur que d’écoutant. La dialectique des questions/réponses, des assertions et des contre-assertions ainsi que la dynamique des tours de paroles sont en ces cas-là, sinon complètement mises à mal, en grande partie orientées vers la seule relance d’un monologue. Sans vouloir nécessairement voir là le signe évident d’une influence de Jean Eustache sur Philippe Garrel, il est tout de même intéressant de constater que de telles situations d’interlocutions déséquilibrées composent le matériau vocal essentiel d’un film comme La Maman et la putain, pour la raison que, comme Jean Eustache s’en est expliqué, il a écrit le scénario de son film sous la forme d’une longue suite de dialogues plutôt monologiques portés par l’exigence de prendre le contre-pied systématique de tout ce qui pouvait se dire et se penser à l’époque 838 . Sans que cette éthique du contre-pied se retrouve dans les films de la quatrième période, l’émergence du monologue en lieu et place d’un dialogue apparaît bien, elle, à de très nombreuses reprises au cours de situations (faussement) interlocutoires.

On pourrait multiplier ici les exemples tant ils sont légion, et le double portrait entre Paul et Ulrika où cette dernière raconte les douleurs de son passé amoureux pourrait servir d’emblème. Seule compte ici la parole d’Ulrika. Mais il convient plutôt de s’arrêter sur une autre séquence de La Naissance de l’amour : celle qui figure dans la partie française et nocturne du voyage en voiture qui mène Paul et Marcus à Rome [séq. 50]. Cet exemple mérite d’être retenu parce que l’échange de parole constitue la part essentielle du matériau dramatique : assis en voiture, Marcus et Paul parlent et se parlent. Mais elle peut surtout être retenue parce que l’échange de parole n’est justement pas, au sens strict du terme, un monologue. Marcus et Paul ont droit tous deux à la parole. Plus encore, les changements de tour de parole se font le plus souvent selon un jeu de questions/réponses qui témoignent de la qualité de la participation des deux partenaires et exhibe une conformation générale au principe de coopération. Le fait aussi que Paul réagisse de manière virulente au propos de Marcus, qui affirme que les pères se tirent de chez eux pour revenir toucher plus tard les dividendes que leur apporteront leurs enfants – ce fait témoigne à lui seul de l’implication des protagonistes dans l’interaction verbale, pour qui les propos échangés ne sont sûrement pas des lettres mortes. D’ailleurs, dans la seconde partie de la séquence, la forme dialogique se fait nettement plus sensible (seconde partie où apparaît le haussement de ton de Paul).

D’où vient alors l’impression – sans doute beaucoup plus manifeste à la vision (et l’écoute) du film qu’à la seule lecture de la retranscription des dialogues – que ce dialogue vire pourtant à un monologue de Marcus ? La longueur des répliques joue d’abord un rôle important. Alors que Paul ne dit que des répliques courtes, qui peuvent se réduire à un mot, les répliques de Marcus sont au contraire amples, constituées de successions de plusieurs phrases et font de lui le principal parleur. Mais la sensation de monologue n’est pas tributaire que de la seule quantité de parole. Elle dépend aussi de la nature de ce qui se dit. La conversation roule, dans sa majeure partie, sur des considérations qui concernent Marcus et uniquement Marcus, lequel fait des confidences à Paul et livre ses considérations sur l’existence. Il faut donc revenir sur la formule que nous employions plus haut. Il n’est pas tout à fait exact de dire que Paul et Marcus parlent et se parlent. Mieux vaut dire que Paul et Marcus parlent, mais que Marcus parle de lui à Paul. L’impression de monologue dépend encore de la dynamique interne à l’interlocution. On pourrait dire que Marcus s’installe ici dans la situation d’énonciation parce qu’il parle sur un rythme lent, avec un phrasé qui prend parfois le temps de bien détacher chaque mot. Marcus paraît ainsi capturer la parole et enrayer la structure dialogique au profit de longues plages monologiques. Tout se passe donc comme si Marcus retournait le plus souvent la situation de dialogue à l’avantage de son monologue. Pour toutes les raisons invoquées, on voit que ce n’est pas par un déficit de coopération que Marcus subvertit le dialogue en monologue : c’est au contraire par un trop plein de participation. En dernière analyse, il paraît indispensable de noter que les choix d’enregistrement sonore vibrent de concert avec le (quasi) monologue de Marcus : c’est principalement sa voix que l’on entend, celle de Paul paraissant parfois comme étouffée. Comme si, par l’enregistrement aussi, le dialogue devait se faire monologue.

La subversion du dialogue par le monologue apparaît sans doute assez représentatif d’une volonté de problématisation de la forme dialogique dans les films de la quatrième période. Elle ne manque pas d’ailleurs de produire un sentiment de continuité esthétique entre les films de la quatrième période et les films antérieurs. Plutôt que de jouer la carte d’un certain équilibre des participations à l’échange de paroles, elle privilégie une structuration moins homogène entre parole et écoute. On ne saurait cependant considérer qu’elle suffit à elle seule à venir casser le lien langagier qui relie les deux personnages dans la situation de parole. Nombreux sont, au contraire, les moments où un personnage est le dépositaire presque unique de la parole et cherche pourtant à manifester le lien entre les deux personnages. Il suffit de penser à la séquence de J’entends plus la guitare dans laquelle Marianne lit un poème de Schiller à Gérard [séq. 11]. Seule parle ici la jeune femme et Gérard adopte une position d’écoute émerveillée. Gérard reçoit la parole de Marianne, au sens le plus fort que peut avoir le verbe recevoir, et un lien très fort se tisse ici, alors qu’aucun dialogue n’a lieu. Mais on pourrait nous objecter que cette situation de parole ne s’impose pas en lieu et place d’une forme dialogique, pour la raison que Marianne lit puis traduit un texte. Et il est vrai qu’il ne s’agit pas ici pour les protagonistes de prendre langue, mais de se laisser baigner dans la douceur un peu triste d’une parole poétique. Plus probante paraît être la séquence de La Naissance de l’amour, où la Jeune Femme raconte à Paul sa tentative de suicide par dépit amoureux [séq. 61]. Un échange de paroles se fait jour ici mais il est entièrement orienté pour permettre à la Jeune Femme de se confier le temps d’un court monologue. Or, selon le point qui nous intéresse en l’occurrence, il est remarquable que ce monologue ne brise pas le lien entre les deux protagonistes, mais semble au contraire le conforter parce qu’il répond parfaitement à la nature de la coopération exigée à ce moment-là de la Jeune Femme. En décrivant les circonstances de l’accident mais surtout en donnant les raisons de son suicide, la Jeune Femme vient combler la curiosité qu’elle avait fait se lever chez Paul.

Notes
838.

Jean Eustache, La Maman et la putain, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des cahiers du cinéma », 1998, p. 7. Le fait que le scénario soit, pour l’essentiel, constitué de monologues au cours de situations de dialogues est déterminant sur le plan dramatique dans La Maman et la putain parce qu’un changement radical d’énonciateur est à l’œuvre au cours du film. Alors que c’est Alexandre qui dans le début du film monopolise la parole en présence de Véronika, avec des discours plutôt faits « pour la galerie » comme le dit Jean Eustache, il se fait peu à peu déposséder de la parole par Véronika, en un geste vampirique, pour se retrouver totalement coi devant son long monologue, brisé de sanglots et porteur d’une parole essentielle, qui constitue le point d’orgue du film.