Malaise dans la coopération : une « dramatique » de la coupure-lien

Pour que le lien sécrété par un dialogue soit mis à mal, il faut donc autre chose qu’une subversion du dialogue par le monologue. Il faut que le principe de coopération soit entamé. Il faut que se lève un « malaise dans la coopération ». Il faut que quelque chose vienne trahir un défaut de coopération ou un refus de coopération de la part d’un des interlocuteurs. C’est lorsque la situation d’interlocution exige une pleine et bonne participation d’un des deux partenaires et que celui-ci manque à sa participation, volontairement ou involontairement, qu’une coupure propre à l’interlocution se fait jour. C’est alors que le dialogue, en tant que dialogue, devient au sens plein du terme le site d’une « dramatique » de la coupure-lien, où la coupure vient mettre en crise le lien nécessaire à la structure dialogique. Il peut être important de souligner, cependant, qu’un malaise dans la coopération ne concerne pas nécessairement (et même assez rarement) l’intégralité d’un dialogue. Mieux vaut donc préciser que ce sont au cours de moments de dialogues qu’apparaissent les malaises dans la coopération. Mais, à l’inverse, parce que les malaises dans la coopération concernent des moments de dialogue différents, il peut se trouver au cours d’un dialogue divers types de malaises dans la coopération (de l’ordre du refus ou de l’ordre de la défaillance).

Il n’y aurait cependant là rien de spécifique aux films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel si trois raisons, au moins, ne venaient pas dramatiser un peu plus cette « dramatique » de la coupure-lien liée aux malaises dans la coopération. On peut ne pas s’attarder sur la première raison, parce que nous avons déjà insisté dessus. Elle tient au fait que la parole est, en son principe, l’un des agents fondamentaux du lien dans les films de la quatrième période. Toute mise à mal du lien s’inscrit nécessairement de la sorte dans un contexte qui la dramatise. Les deux raisons suivantes reposent sur deux constats que Jacques Aumont a pu formuler à propos de La Naissance de l’amour, mais qui peuvent être étendus à l’ensemble des films. Le premier constat est que, dans les films de la quatrième période, « toutes les chambres, toutes les pièces, sont des salles à parler » 839 (disons plutôt que, potentiellement, elles peuvent l’être et le sont le plus souvent). Si les lieux peuvent être dénommés des « salles à parler », c’est pour la raison que, bien souvent, les personnages ne font rien d’autre, ou à peu près, que justement se parler : immobiles, assis, ils sont d’abord en situation de parole. Ainsi, les malaises qui peuvent venir gangrener les interlocutions deviennent l’essentiel du drame. Deuxièmement, Jacques Aumont remarque que « les caresses ne sont pas montrées, mais, elles aussi, beaucoup parlées. » 840 La remarque de Jacques Aumont vaut moins ici pour son caractère d’exactitude (quelques caresses sont tout de même montrées dans La Naissance de l’amour [séq. 64]), que pour l’enjeu esthétique inhérent aux films de la quatrième période qu’elle pointe et qui peut être étendu bien au-delà des caresses. Cet enjeu est le suivant : les paroles, dans les films de la quatrième période, prennent en charge une part très importante du matériau dramatique. Alors que la dimension actantielle des personnages est souvent proche du minimalisme dramatique, les paroles, elles, peuvent se faire riches en informations et renseigner le spectateur sur l’essentiel de ce qui se joue sur le plan dramatique. L’une des séquences les plus déterminantes à cet égard est celle du Cœur fantôme où Philippe découvre la lettre de Moand adressée à Annie : c’est la voix-over de Moand qui apprend au spectateur le contenu d’une lettre, dont le poids dramatique est décisif pour la suite du récit [séq. 3]. La parole dans les films de la quatrième période est donc, au sens fort, une parole dramatisée. Ce qui, nous semble-t-il, crée les conditions d’une dramatisation majeure des malaises qui peuvent se lever au cours des situations d’interlocution.

Il est, dans les films de la quatrième période, des séquences qui représentent des morceaux de choix quant aux malaises dans la coopération qui infectent les dialogues. Parmi ceux-ci, on compte la coopération impossible de Philippe, au cours du dialogue qui s’instaure avec son père à l’hôpital dans Le Cœur fantôme, parce que le non-sens des pensées du père ruine toute possibilité de donner un but au dialogue [séq. 73]. On compte aussi la coopération largement défaillante de Gérard au cours du coup de fil que lui passe Marianne, dans J’entends plus la guitare, parce que lui restent très obscures sur le moment les motivations de celle qu’il aime et qu’il ne sait pas du tout comment se comporter au cours de l’échange de paroles [séq. 25]. On compte aussi, dans Les Baisers de secours, ce moment d’interlocution, qui est loin d’être dénué d’humour et de comique, au cours duquel Minouchette patauge à essayer de faire dire à Matthieu les raisons pour lesquelles il veut que ce soit elle qui joue le rôle de Jeanne, parce que Matthieu ne coopère pas de manière satisfaisante par son incapacité à motiver cette volonté [séq. 8]. Ces moments sont un peu les moments de bravoures de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel concernant les malaises dans la coopération. Mais parce que ces moments sont les plus évidents, ce ne sont pas ceux qui relèveront ici des analyses les plus détaillées.

Pour autant, l’une de ces séquences mérite plus particulièrement d’être mentionnée parce qu’elle confirme à la fois que la parole est un agent fondamental du lien et, sur cette base, qu’il peut être très perturbant pour un personnage que s’installe un malaise profond dans la coopération au cours d’un moment d’interlocution particulièrement cher pour lui. On notera d’ailleurs ici, comme un point important, que ce qui se déroule au cours de cette séquence n’était peut-être pas prévu avant que cela n’intervienne au cours du tournage. Mais le fait qu’elle figure finalement dans le film ne fait que confirmer son importance pour la mise en valeur du rôle déterminant que jouent, dans les films de la quatrième période, les coups portés aux interlocutions. Cette séquence, c’est celle où Philippe téléphone à sa fille Lucie, dans Le Cœur fantôme [séq. 20]. Au cours de ce coup de téléphone, Lucie produit la coopération la plus défaillante qui soit, parce qu’elle refuse à la fois de coopérer ou coopère de manière incompréhensible pour Philippe. Après avoir dit « Allô, papa chéri », Lucie se retranche dans un silence que Philippe finit par trouver inquiétant comme ses intonations de voix en témoignent. Autant lui-même essaie de relancer le dialogue par un surcroît de coopération phatique (ses multiples « allô »), autant Lucie brise l’interlocution par absence de locution ou en produisant vers la fin une locution absurde (« Pourquoi tu dis comme ça ? »). Si le malaise dans la coopération est ici si déterminant sur le plan dramatique, c’est qu’en téléphonant à sa fille, Philippe veut précisément donner un sens fort à la parole-lien : grâce à elle, il peut se soulager un peu (ou se donner l’illusion de se soulager) de ne plus vivre sous le même toit qu’elle, de ne pouvoir se retrouver en co-présence avec elle. L’échec du dialogue vient alors ruiner les espoirs d’un tel soulagement et contribue sans doute à plonger Philippe dans un désarroi plus grand encore que celui qui était le sien avant qu’il ne téléphone.

Notes
839.

Jacques Aumont, « Secrète liberté », art. cit., p. 22.

840.

Ibid., p. 22.