Plutôt qu’à ces moments de bravoures, et parce qu’un malaise dans la coopération concerne le plus souvent des moments particuliers d’un dialogue, il paraît plus important de s’intéresser à un cas où une sorte d’entremêlement des malaises qui peuvent se faire jour au cours d’un échange de paroles se dessine. Un tel type d’entremêlement, en effet, surdétermine la dramatique de la coupure-lien, parce qu’on peut avancer l’idée qu’une véritable petite dramaturgie propre à la conversation s’instaure. Cette petite dramaturgie peut reposer, par exemple, sur un changement quant à celui des deux partenaires qui s’avère au final le principal responsable du malaise dans la coopération. Ces types de dialogues permettent donc, et mieux que d’autres sans doute, de pointer toute l’importance de la dramatique de la coupure-lien dans les dialogues des films de la quatrième période. On peut, à ce titre, faire référence à une séquence de La Naissance de l’amour.
Cette séquence repose sur un moment d’interlocution entre Hélène et Marcus, au cours du premier voyage romain de ce dernier [séq. 22]. Pendant ce dialogue, le refus de coopération qui se dessine de prime abord provient du personnage d’Hélène. Le personnage de Marcus, au contraire, cherche à faire vivre le dialogue, parce que c’est lui qui lui assigne un but qu’il veut voir rempli. Ce but est clair et est explicitement formulé d’entrée de jeu par Marcus : il veut connaître la raison pour laquelle Hélène l’a quitté. Or, Hélène refuse dans un premier temps de coopérer à la conversation. D’abord en enrayant immédiatement le jeu des questions/réponses : soit en posant une question en lieu et place de la réponse attendue (« Comment ? »), soit en différant le moment d’une réponse possible (« attends-moi dehors, j’ai bientôt fini »), soit en inversant le sens du jeu de questions/réponses en questionnant à son tour sans avoir répondu. Ensuite, Hélène refuse de coopérer en invalidant le but même du dialogue. Soit parce qu’Hélène considère qu’il est déplacé (« c’est pas le moment »), soit parce qu’elle ne peut répondre à ce but (« Je sais pas »), soit parce qu’un tel but n’a finalement aucun sens à être posé en but (« ça sert à rien de poser ce genre de question »). Le refus de coopérer d’Hélène est donc un refus radical. Elle ne refuse pas seulement de participer à l’interlocution. Elle considère que l’interlocution ne vaut pas en tant qu’interlocution, parce que ce qui devrait la fonder (un but sur lequel se rejoignent les deux interlocuteurs) au contraire l’invalide. La coupure qui infecte le lien que devrait normalement générer le dialogue atteint donc ici une sorte de comble. Elle tend non seulement à réduire le lien à néant, mais elle tend aussi à faire comprendre à Marcus que les conditions de possibilité du lien ne sont pas remplies. On voit ainsi tout l’intérêt de la « dramatique » de la coupure-lien qui se dessine en ce début de dialogue par le malaise profond qu’Hélène installe dans la coopération. Mieux que tout, sans doute, elle figure l’état d’incommunicabilité majeur auquel en sont arrivés Hélène et Marcus.
Mais ce qu’a de remarquable un tel dialogue, c’est que le refus de coopération d’Hélène se voit doublé d’un refus de Marcus de considérer comme bonne la coopération d’Hélène quand celle-ci a lieu. Lorsque qu’Hélène se décide finalement à apporter une réponse à la question inaugurale de Marcus (ce serait l’égoïsme de Marcus, le fait qu’il ne pense qu’à sa vie qui aurait motivé leur rupture), Marcus refuse catégoriquement d’accepter la réponse (« C’est faux. C’est pas la réponse »). Autrement dit, pour Marcus le malaise dans la coopération généré par Hélène passe d’un refus de coopérer à une coopération jugée comme défaillante. De son point de vue, ce ne sont pas les conditions de possibilité du dialogue qui sont invalides : c’est Hélène même, dans son statut d’interlocutrice. Il est d’ailleurs fondamental de constater qu’Hélène a su, entre son refus de coopérer et sa coopération (jugée) comme défaillante, coopérer au dialogue au point de le faire tourner à son avantage. C’est en inversant la dynamique des questions/réponses et en se faisant l’interlocuteur questionnant qu’elle a amené Marcus à parler jusqu’à ce qu’il livre matière à une réponse possible. Peut-être inconsciemment, Hélène a donc modifié le but premier de la conversation en un autre but (faire parler Marcus et l’amener à dévoiler qu’il a pour préoccupation le sens de sa vie) afin de faire surgir les conditions d’une réponse au but premier. On comprend donc, par les seuls tours pris par la conversation, que Marcus ne peut que refuser la coopération d’Hélène parce qu’elle est le résultat d’un détournement de la conversation.
Il convient cependant de pousser plus avant l’analyse, parce qu’elle permet de montrer que la nature du malaise dans la coopération passe à un moment d’Hélène à Marcus et que leurs rôles de ce point de vue s’inversent tout à fait. Car ayant trouvé le moyen de coopérer à la conversation sans pour autant répondre de manière satisfaisante à Marcus, Hélène finit par s’investir totalement dans la conversation en continuant de coopérer sur le même mode. Puisque Marcus considère de toute façon sa coopération comme défaillante, cette coopération devient de la part d’Hélène purement rhétorique. C’est ainsi qu’elle peut satisfaire tout à fait au but premier en disant à Marcus ce qu’il a envie d’entendre (« Tu veux que je te dise que c’est à cause de ce mec, comme tu dis ? Et ben, d’accord, c’est à cause de ce mec. ») , étant donné que ce ne peut même plus être considéré de son point de vue comme une coopération valide (« Non, ne me dis pas ça, ne me le dis pas… »). Hélène, en regard de son refus de coopérer au départ devient excellemment coopératrice en se situant sur un plan où la conversation n’est plus pour elle qu’un pur jeu de langage. On peut voir là, peut-être, l’une des raisons pour lesquelles Philippe Garrel et ses dialoguistes lui font achever le dialogue sur une parole qui frise le mot d’auteur (« Ce sont des choses qui arrivent : d’aimer quand on n’est plus aimé »). Marcus, tout au contraire, pour qui la conversation revêt sans doute un caractère vital, ne saurait se situer sur un plan aussi rhétorique. C’est alors à lui qu’incombe la responsabilité fondamentale du malaise dans la coopération, parce que c’est sa coopération qui devient défaillante. Elle devient défaillante non par un refus de coopérer, mais parce que sa coopération ne répond plus au but qu’il a lui-même assigné au dialogue. Marcus veut connaître les raisons de la rupture selon Hélène. Mais dès qu’elle lui donne ses raisons, il les refuse ou se refuse à les entendre en tant que raisons. Marcus se dérobe donc au but inaugural du dialogue et il est symptomatique à ce titre qu’il en change complètement la destination sur la fin (il veut savoir où est le « mec »). Par conséquent, rapporté à l’ensemble de l’arc du dialogue, Marcus est sans doute celui qui produit la plus mauvaise coopération parce qu’il assigne une finalité au dialogue qu’il se refuse à honorer quand ce dialogue l’atteint.
Marcus est venu provoquer un dialogue avec Hélène à Rome, dans une volonté de prendre à nouveau langue pour recréer du lien. Mais le dialogue ne vient qu’entériner l’incapacité dans laquelle cet homme et cette femme se trouvent désormais à communiquer. Les malaises dans la coopération sont trop grands, la « dramatique » de la coupure-lien trop marquée. Littéralement, Marcus et Hélène ne s’entendent plus du tout sur le plan de la parole. Dans ces conditions, il ne paraît guère étonnant que lorsque plus tard dans le film auront lieu (peut-être 841 ) des retrouvailles laissant soupçonner des réconciliations possibles, un silence total accompagne l’événement.
Cf. Chapitre II.