Malaise dans la coopération (2) : rôle de la clarté de la structuration

Pourquoi les malaises dans la coopération retiennent-ils tant l’attention dans les films de la quatrième période ? Pour cette raison sans doute que les conversations ne sont, comme nous l’avons dit, que des simulacres de conversations faisant preuve d’une très grande clarté dans la structuration. De ce fait, les refus ou les défaillances dans la coopération se font d’une grande lisibilité au cours même du déroulement de la situation d’interlocution. De ce fait aussi, ils deviennent particulièrement sensibles pour le spectateur. Un excellent exemple de malaise dans la coopération se fait jour dans J’entends plus la guitare, au cours d’une séquence mettant en co-présence Marianne et Gérard [séq. 17]. Or, on peut montrer que la clarté de la structuration de la conversation-simulacre joue un rôle très important pour la mise en évidence de la dramatique de la coupure-lien qui y a lieu.

Le but véritable du dialogue n’est pas signalé dans toute sa précision par la première question de Marianne (« Tu m’aimes ? »). En effet, il ne va pas seulement s’agir pour Gérard, au cours du dialogue qui suit, de répondre par l’affirmative à cette question de Marianne. Il se voit soumis par la femme qu’il aime à une épreuve d’une toute autre trempe : devoir qualifier exactement son amour et convaincre par là Marianne de la réalité de cet amour. Marianne est en proie à la désillusion, au doute et sent poindre en elle le désamour : ce dialogue apparaît alors comme l’ultime chance qu’elle donne à Gérard de réveiller ses sentiments pour lui. En ce sens, on peut dire d’ores et déjà que le dialogue est ici pour Gérard un dialogue-piège, dont il ne sort d’ailleurs pas vainqueur : c’est dans la séquence immédiatement suivante que Gérard découvre, simplement posé sur la table de la cuisine, le mot de Marianne qui, avec ses deux colonnes tracées, lui fait comprendre leur rupture.

De prime abord, la physionomie de ce dialogue ne paraît pas contrevenir au principe de coopération mis en avant par H. Paul Grice. Le but du dialogue est non seulement accepté par les deux partenaires de l’échange, mais il ne varie pas d’un iota sur l’ensemble de la conversation. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, une fois posée la question qui détermine le but de cette conversation, la suite du dialogue se poursuit sans plus qu’aucune question ne se fasse entendre (sauf la toute dernière), montrant par là que le cap est fixé et qu’il ne s’agit plus pour Gérard que d’arriver à y répondre. On peut remarquer aussi que la dimension coopérative du dialogue est soulignée par un échange d’assertions et de contre-assertions – pour l’essentiel, Gérard fait une proposition, Marianne la contre. Le dialogue paraît donc bien faire entrer deux partenaires d’un échange verbal en interaction, selon un principe basé sur la coopération.

D’où vient pourtant le malaise dans la coopération ? Il vient d’abord de l’incapacité à coopérer de manière satisfaisante de la part de Gérard. Le but du dialogue n’est pas seulement que Gérard qualifie son amour. Son but est d’arriver à produire une réponse qui convainque Marianne. Or, en réponse à ce but, Gérard ne parvient pas du tout à produire une coopération valide. Son effort de coopération est ruiné par la médiocre qualité de sa prestation. Sur la scène de cette conversation, Gérard s’avère un piètre acteur. Gérard fait moins progresser le dialogue qu’il ne l’enlise faute de bonne réponse, c’est-à-dire faute de bonne coopération. Si le malaise est si sensible ici, c’est que le personnage de Gérard est l’enjeu d’une contradiction pathétique : il produit un réel effort de coopération, mais pour donner le sentiment de coopérer à chacune de ses réponses un peu plus mal. En un mot, Gérard rame et n’arrive pas, en paroles, à être à la hauteur de ses sentiments.

Mais le malaise dans la coopération ne vient pas du seul Gérard : il vient aussi de Marianne. Non seulement parce qu’elle refuse une à une les réponses de Gérard, mais aussi parce qu’elle ne fait rien de son côté pour satisfaire au but fondamental du dialogue : qu’une réponse au moins de Gérard emporte sa conviction. Marianne, une fois le « Comment ? » posé, ne coopère plus de manière dynamique et positive : elle se fait pure et simple négativité. C’est la raison pour laquelle ce dialogue a finalement beaucoup moins l’allure d’une conversation que d’un oral d’examen, voire d’un interrogatoire. Marianne n’est pas exactement l’interlocutrice de Gérard : elle en est l’instance de jugement. Un peu comme si, au cours d’un match de tennis, un joueur se retrouvait moins en position de disputer une partie avec un autre joueur qu’avec le juge arbitre. Les conditions d’une bonne coopération ne sont donc pas remplies. Marianne n’est pas active pour l’interlocution : elle n’est que réactive, ne produisant par là qu’une coopération biaisée. Les conditions d’une « dramatique » de la coupure-lien propre à ce dialogue, avec toute la part de malaise qui revient à Gérard et toute celle qui incombe à Marianne, sont donc parfaitement remplies pour faire sentir au spectateur que quelque chose ne passe plus entre Marianne et Gérard par la seule physionomie de la conversation.

Il faut enfin ajouter, et c’est même le point central pour la perspective dans laquelle nous situons cette analyse, que la clarté de la structuration dans l’écriture et dans le rendu cinématographique de ce dialogue joue un rôle clé pour faire ressentir le malaise dans la coopération. En premier lieu, l’énonciation n’est jamais hésitante de la part d’aucun des protagonistes (et si un « heu » apparaît dans la bouche de Gérard, il paraît lui-même relever de l’écriture du dialogue et ne sonne pas comme un moment d’hésitation véritable). Gérard, alors qu’il est pourtant soumis à l’épreuve de devoir trouver les bons qualificatifs, dit ses mots un peu comme s’il lisait un texte et le temps pris entre chaque réplique n’est pas celui de la recherche de la bonne formule : il est celui de la préparation de la dramatisation des répliques, ce qui joue d’ailleurs un rôle non négligeable dans leur caractère un peu solennel. Par la qualité de sa profération, ce dialogue garde donc un caractère très écrit qui est le premier élément du point de vue de la clarté de la structuration qui accuse le malaise dans la coopération. Marianne et Gérard paraissent, en effet, moins liés par l’espèce de tension qui fait le dynamisme d’une conversation réelle, qu’au service d’un texte dialogué tout en tensions. Ils paraissent ainsi moins engagés dans une coopération que les récitants de paroles qui les désunissent. En deuxième lieu, les tours de paroles sont très nettement dessinés et calibrés. Aucun chevauchement n’est à l’œuvre dans l’énonciation des répliques : c’est au contraire la netteté dans la répartition des répliques qui se fait sentir. Ainsi, les effets de coopération s’en trouvent considérablement amoindris, parce que c’est d’abord la séparation structurelle qui passe au premier plan. C’est d’autant plus le cas que l’enchaînement des répliques ne se fait pas sur le mode de la vitesse : il se fait, au contraire, sur le mode de la lenteur. Des coupures de silence apparaissent entre nombre de répliques, qui « plombent » la dynamique coopérative et ne font que mettre un peu plus en relief le hiatus qui disjoint les personnages. Dans cette « interlocution intime », ce n’est justement pas le caractère relationnel de l’intime qui s’affiche : c’est, au contraire, le caractère amer et désespérant que prend une relation quand elle a été si intime et qu’elle ne semble plus faire prendre langue que deux étrangers. Autrement dit, la clarté de la structuration ne fait qu’accuser le malaise dans la coopération et la « dramatique » de la coupure-lien qu’il induit. Dans cette séquence, Marianne et Gérard se parlent, c’est une évidence. Mais parlent-il ensemble ? Dans le tour assez désastreux que prend ici la « dramatique » de la coupure-lien, il est permis d’en douter.