Malaise dans la coopération (3) : rôle joué par le contenu du dialogue et malaise dans la coopération sur la scène de la langue

À parler de malaise dans la coopération et de « dramatique » de la coupure-lien propres à la physionomie des dialogues, le risque peut être de situer la réflexion sur un plan à ce point formel que l’on en vient à oublier ce que les interlocuteurs se disent. Cependant, il nous semble que nous avons jugulé en partie et par anticipation un tel problème en prenant soin de toujours faire participer le contenu des dialogues dans les analyses précédentes. En somme, nous n’avons pas cherché à déconnecter la « dramatique » de la coupure-lien du propos tenu. Cependant il paraît important de montrer que cette « dramatique » de la coupure-lien fait si bien partie de l’esthétique des films de la quatrième période que le malaise dans la coopération qui se dessine dans la physionomie d’une conversation peut être surdéterminé par son contenu. Plus encore, le malaise dans la coopération peut alors donner le sentiment de déborder de la structure du dialogue pour venir contaminer ce contenu même. Il faut pour cela que le dialogue ou une partie du dialogue ait lui-même pour objet la question d’un échange de paroles (ce qui n’est pas peu fréquent dans les films de la quatrième période). Le malaise dans la coopération paraît ainsi devenir l’objet d’une mise en abyme qui, tout à la fois, fait résonner avec plus de force le malaise dans la coopération qui a lieu entre les deux protagonistes et confère une aura supérieure à l’idée de malaise dans la coopération. Notre référence sera ici le dialogue en forme de quasi monologue de Jeanne qui constitue l’armature de la première séquence des Baisers de secours. Il n’est pas anodin que ce dialogue soit le tout premier de la période : il semble par là même donner le « la » quant aux coups de boutoir que peut subir la forme dialogique dès lors que deux personnes se parlent, ce que les autres films se chargent largement de répercuter.

Au cours de ce dialogue, le malaise dans la coopération est net. En effet, après un échange de quelques répliques où une certaine dynamique coopérative se dessinait (jeu de questions/réponses), l’équilibre énonciatif se brise. Jeanne monopolise presque entièrement la parole. Matthieu passe le plus clair du reste de la séquence à écouter sa compagne. Mais comme nous l’avons vu auparavant, cela ne suffirait pas à générer un malaise dans la coopération si le contenu même du monologue de Jeanne ne venait pas empêcher la coopération de Matthieu. On peut, pour mieux le mettre en évidence, citer ici le passage du dialogue qui tend à se transformer en monologue.

‘Jeanne’ ‘Tu vois que tu m’aimes pas. Tu aimes mon rôle par rapport à toi, parce que sinon tu me prendrais. Ou tu pourrais même ne pas me prendre et tu prendrais quelqu’un pour faire ton rôle dans le film, pour être en face de mon rôle, pour aimer mon rôle. Tu veux pas nous voir ensemble ? Tu veux me voir par rapport à toi. T’as peur de nous voir ensemble ? Viens, viens te voir dans la glace ensemble… Tu vois tu veux pas ! Toi, tu veux voir moi ou toi. Pourtant, c’est ça aimer, ça n’est que ça : c’est voir l’autre en même temps qu’on se voit, c’est pas se voir quand on voit l’autre. Toi tu veux bien dire je t’aime, tu veux bien dire Matthieu aime Jeanne, mais pas Matthieu est aimé de Jeanne. ’ ‘Matthieu ’ ‘Je comprends pas’ ‘Jeanne’ ‘Mais si tu comprenais, c’est moi que tu prendrais. Et tu me montrerais en train de t’aimer, tu montrerais aux gens que je t’aime. Mais toi tu veux montrer que tu m’aimes, pas que tu es aimé. Parce que tu as peur d’être aimé, parce que c’est d’être aimé qui est difficile, accepter d’être aimé. Pourquoi on dit toujours « Je t’aime » et l’autre répond « Je t’aime » ? Pourquoi on dit « Tu m’aimes ? » et l’autre répond « Je t’aime » ? Pourquoi on dit pas « Tu m’aimes ! » et l’autre répond « Tu m’aimes ! ». « Tu m’aimes », c’est toujours une question, c’est jamais une affirmation.’

Dès lors que la forme monologique prend le pas sur le dialogue, Jeanne multiplie rapidement les tournures affirmatives et déclaratives qui entendent démontrer l’absence d’amour de Matthieu, une fois devenu évident qu’il ne changera pas d’avis. Jeanne avance dans un raisonnement en forme d’auto-persuasion qui lui paraît d’autant plus implacable qu’elle formule elle-même les réponses aux questions qu’elle paraît adresser à l’autre, en ne laissant en définitive aucun espace à la parole de Matthieu. L’usage du déictique « Tu » – que Jeanne martèle à de multiples reprises – ne ménage pas une place à l’autre, au sein d’un discours porté par une énonciation unique. Il le prive au contraire de son espace d’énonciation, et donc d’intervention. Jeanne s’empare ici du « Tu » pour en user selon ses vues et son mode d’interprétation unique (« Toi tu veux bien dire je t’aime, tu veux bien dire Matthieu aime Jeanne, mais pas Matthieu est aimé de Jeanne »). Ainsi, elle « dessaisit » Matthieu « de son pouvoir de dire Je », selon une formule que Maurice Blanchot 842 employait dans un autre contexte. Il est à ce titre remarquable que la seule très brève immixtion de Matthieu dans le flot de paroles de Jeanne soit pour manifester son « incompréhension ». Le « Je » n’est pas ici porteur d’une identité qui s’affirme. C’est un « Je » qui s’exclut d’une logique discursive parce qu’il ne peut y trouver sa place. Matthieu ne s’avance que pour mieux se retirer, comme obligé de se soumettre à la dépossession de son « Je ». L’incursion de Matthieu n’interrompt d’ailleurs pas le raisonnement de Jeanne. Elle ne fait que le relancer et alimenter un argumentaire où, dans son monologue, elle assume aussi bien son point de vue que celui de Matthieu (« toi tu veux montrer que tu aimes », « tu as peur d’être aimé »). Jeanne parle pour elle et parle pour Matthieu, ce qui ne constitue pas les meilleures conditions d’un dialogue possible. Matthieu ne peut plus coopérer parce que Jeanne coopère (trop) toute seule et coopère pour deux. Le malaise dans la coopération repose donc bien sur le contenu même du monologue de Jeanne.

Le contenu du discours de Jeanne fait aussi qu’ils ne peuvent en aucun cas se comprendre. Si l’incompréhension apparaît aussi totale entre eux – incompréhension qui est peut-être la vraie raison de la rupture qui interviendra quelques séquences après – ce n’est pas parce que Jeanne ne prend pas du tout en considération le point de vue de Matthieu. On serait en ce cas-là dans une forme certaine de délire si, comme le veut Jacques Lacan, le délire est la théorie d’un seul 843 . Son discours échapperait alors tout à fait à l’exigence de la compréhension. Si le discours de Jeanne n’est pas délirant mais générateur d’incompréhension, c’est au contraire parce que le point de vue de Matthieu n’est pas nié, mais annexé et pris en charge par le point de vue de Jeanne. C’est alors parce que Matthieu ne peut reconnaître son point de vue dans ce que Jeanne en fait, c’est parce que le point de vue propre de Matthieu et le point de vue de Matthieu proposé par Jeanne ne coïncident pas, ne se superposent pas, ne forment pas un seul et même point de vue mais deux points de vue différents que les modalités de la compréhension ne sont pas remplies.

Mais en privant Matthieu de la possibilité de son énonciation, Jeanne paraît aussi faire entrer le malaise dans la coopération sur la scène même de la langue, en formulant une hypothèse, fort belle au demeurant, qui ruine les conditions de possibilité du dialogue amoureux. Le monologue de Jeanne s’achève, en effet, par la comparaison des formules « je t’aime » et « tu m’aimes » et la réévaluation de cette dernière. En voulant transformer l’interrogation « tu m’aimes » en affirmation, Jeanne va au bout d’une logique où la position et les sentiments de l’autre sont entièrement pris en charge par le « je » qui énonce le « tu ». L’autre devient l’objet d’un « je » qui décide à sa place ce qu’il en est de l’amour qui est le sien. Certes, Jeanne paraît rétablir un échange en postulant une situation où les deux amoureux ne diraient plus « je t’aime », mais affirmeraient mutuellement à l’autre « tu m’aimes ». Mais dire « tu m’aimes », à la place de l’autre, c’est s’enfermer dans une logique intra-individuelle et intrasubjective 844 où le sujet aimé exprime seul le sentiment amoureux qu’il s’adresse à lui-même.

Puisque Jeanne veut substituer le « tu m’aimes » au « je t’aime », on peut souligner qu’il en va tout autrement d’un échange de « je t’aime », si l’on suit Roland Barthes sur ce point. Dans ses Fragments d’un discours amoureux 845 , il analyse la figure du « Je-t-aime ». Il insiste précisément sur l’idée que la « profération » du « je t’aime » attend en retour du sujet interpellé que non seulement il réponde, mais qu’il réponde en assumant « de formuler, de proférer le je-t-aime que je lui tends : Je t’aime, dit Pelléas. – Je t’aime aussi, dit Mélisande. » 846 Car le sujet amoureux ne veut pas seulement être aimé en retour. Il veut « se l’entendre dire, sous la forme aussi affirmative, aussi complète, aussi articulée que la sienne propre. » 847 Ainsi dire « je t’aime », c’est nécessairement s’inscrire dans la logique d’un rapport interindividuel où c’est avant tout la parole de l’autre qui est recherchée et attendue – fût-ce en vue d’une satisfaction narcissique. Dire « je t’aime », c’est donc créer les conditions mêmes d’un échange de paroles.

Mais user de « tu m’aimes » comme d’une affirmation, c’est faire de l’amour de l’autre une décision unique du sujet qui se veut ou se pense aimé. C’est donc ne plus donner toute sa valeur à la parole de l’autre postulée par le « se l’entendre dire » dont parle Roland Barthes. C’est aussi parler en lieu et place de l’autre pour dire l’amour qu’il porte, ce qui est le meilleur moyen de provoquer une coopération défaillante : je ne coopère pas bien parce que je ne suis pas à ma place et j’empêche l’autre de bien coopérer parce qu’il ne peut plus occuper sa place. Le « je t’aime » appelle le dialogue amoureux comme un corollaire indispensable. Le « tu m’aimes » dit à la place de l’autre aurait plutôt tendance à tuer dans l’œuf le dialogue amoureux. On en verra la meilleure confirmation dans le fait que les deux dernières répliques échangées en co-présence par Jeanne et Matthieu dans Les Baisers de secours redonnent une forme interrogative au « tu m’aimes » et donnent occasion à Jeanne de renouer positivement avec le « je t’aime » [sq. 41]. « Tu m’aimes ? », demande Matthieu. « Oui, je t’aime », réponds Jeanne. Ces deux répliques interviennent d’ailleurs à l’issue d’un véritable dialogue où, malgré les tensions, une véritable coopération dans l’échange de paroles s’est faite jour entre les deux amants. À l’issue du film, Jeanne laisse de côté ses prétentions à réformer l’ordre du discours amoureux, pour mieux pouvoir dialoguer avec l’homme qu’elle aime.

Dans la séquence d’ouverture des Baisers de secours, à la fin de son monologue, Jeanne paraît donc bien mettre en crise le dialogue amoureux en provoquant un malaise dans la coopération par échange des « tu m’aimes ». Jeanne capture d’abord le « tu » de Matthieu, ruinant par là même la possibilité du dialogue avec lui. Mais elle se sert aussi du même phénomène de capture (dire « tu m’aimes » à la place de l’autre) pour mettre en crise la possibilité du dialogue amoureux. Une même figure de capture sert donc à provoquer le malaise dans la coopération qui a lieu dans la séquence pour le répercuter ensuite sur la scène de la langue. L’effet de mise en abyme est caractérisé. Il paraît ainsi boucler la conversation sur elle-même, en un mouvement d’involution qui ne rend que plus déterminante l’idée de malaise dans la coopération. Car il semble douteux qu’on soit là devant un simple « plaisir du même » 848 , qui peut être l’une des répercussions provoquées par la mise en abyme. La mise en abyme révèle peut-être, comme un aveu inconscient, combien le malaise dans la coopération sert à Marc Cholodenko pour structurer les dialogues des films de Philippe Garrel. Elle crée plus sûrement les conditions d’un emboîtement où le malaise dans la coopération semble se refléter dans le malaise dans la coopération. Comment, dans ces conditions, Jeanne et Matthieu pourraient-ils dialoguer ?

Notes
842.

« […] dans l’espace neutre du récit, les porteurs de paroles, les sujets d’action – ceux qui tenaient lieu jadis de personnages – tombent dans un rapport de non-identification avec eux-mêmes : quelque chose leur arrive, qu’ils ne peuvent ressaisir qu’en se désaisissant de leur pourvoir de dire “je” et ce qui leur arrive leur est toujours déjà arrivé : ils ne sauraient en rendre compte qu’indirectement, comme de l’oubli d’eux-mêmes, cet oubli qui les introduit dans le présent sans mémoire qui est celui de la parole narrante. » Cf. Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 564.

843.

Cf. Marc-Alain Ouaknin, Lire aux éclats, Éloge de la caresse (1989), Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1994, p. 21. Sur les rapports étroits entre délire et théorie en général du point de vue psychanalytique, cf. Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 1998 (Le chapitre 3 de la troisième partie : « Délire et théorie », pp. 115-124).

844.

Nous formons ce néologisme d’intra-individuel par contraste avec le terme interindividuel, à la manière dont Jean-Pierre Sarrazac dans Théâtres intimes marque une différence nette entre l’intersubjectivité et l’intrasubjectvité. L’intrasubjectvité est « la relation du personnage avec la part inconnue de lui-même » alors que l’intersubjectivité est la « relation que les différents personnages entretiennent ensemble. » Cf. op. cit., p. 19.

845.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, coll. « Tel quel », 1977, pp. 175-183.

846.

Op. cit., p. 180. Souligné par l’auteur.

847.

Ibid., p. 181. Souligné par l’auteur.

848.

Cf. Anne Roche et Marie-Claude Taranger, L’Atelier de scénario, Éléments d’analyse filmique, Paris, Nathan, coll. « Lettres Sup. », 2001, p. 197.