Paul : un jeune homme « en demande de récit »

Une partie importante du matériau dramatique du Vent de la nuit est constitué de conversations entre Serge et Paul. Dans la Porsche rutilante, sur le bords des routes, en visitant un palais inachevé, dans des restaurants, dans la chambre d’hôtel de Serge ou dans les rues des villes dans lesquelles ils se trouvent en co-présence, Paul et Serge se parlent. Entre eux, c’est le premier constat qu’il faut faire, la parole circule. Cette importance accordée aux échanges de paroles entre les deux hommes est accentuée par le fait que les actions dramatiques, au sens fort que peut avoir ce terme, sont assez peu nombreuses et ne constituent pas des actions d’envergure. La plus décisive, la seule qui change vraiment le cours de la narration, tient au fait que Paul, complètement shooté, renverse le flacon de Digitaline avec lequel Serge comptait mettre fin à ses jours [séq. 20]. Mais il est assez remarquable que la mise en scène ne cherche guère ici à jouer la carte de la vraisemblance. Alors que Serge était en train de préparer son empoisonnement dans la salle de bain, il se précipite hors de celle-ci en entendant Paul frapper à la porte de sa chambre et pose le flacon de Digitaline ouvert (pourquoi ne l’a-t-il pas laissé dans la salle de bain ?) à l’endroit le plus improbable qui soit : sur l’un des bras très exigus du fauteuil de la chambre 849 . Paul peut alors venir s’asseoir sans précaution dans le fauteuil, en renversant le flacon d’un geste brusque. On peut évidemment interpréter le geste de Serge comme un effet de l’état de perturbation qui doit être le sien à l’instant où il a décidé de mettre fin à ses jours : il n’est pas absurde de considérer que le comportement d’un individu puisse devenir incohérent au moment de se supprimer. Mais cela cadre assez mal avec le calme, impressionnant et presque inquiétant, dont ne se départit jamais ce personnage et dont il fera justement preuve quand interviendra son suicide « réussi » dans la dernière séquence du film. Il ne s’agit en aucun cas ici de faire grief à Philippe Garrel de n’avoir pas su nous faire croire à l’action qu’il mettait en scène (son caractère volontairement négligé n’est d’ailleurs pas sans charme). Il s’agit bien plutôt de voir là l’indice que ce qui a lieu entre ces deux personnages au niveau actantiel est sans doute beaucoup moins décisif que ce qui a lieu au cours de leurs échanges de paroles. Si actions il y a, elles sont surtout actes de paroles.

Au moment où la rencontre avec Serge a lieu, le spectateur peut craindre que Paul ne soit un bien médiocre coopérateur dans les discussions qui ne peuvent manquer d’avoir lieu entre les deux hommes s’engouffrant dans la Porsche rouge 850 . D’abord parce que Paul entretient un rapportassez malsain avec sa propre parole : il ment et se rend coupable de véritable mythomanie auprès d’Hélène, ce que le spectateur a pu comprendre en constatant qu’il n’est pas l’auteur de la sculpture de Ravelo. Ensuite parce que Paul, toujours en co-présence d’Hélène, n’a guère eut le goût de nourrir les conversations ni de coopérer à elles de manière satisfaisante : alors qu’Hélène lui confie qu’elle a perdu une petite fille il y a huit ans, Paul ne sait rétorquer qu’un laconique « c’est triste » qui paraît, en outre, totalement dénué d’émotion [séq. 4]. Enfin parce que le premier échange de paroles qu’il provoque avec Serge est proprement calamiteux de sa part [séq. 8]. Cherchant visiblement l’assentiment de Serge en se plaçant en position de héraut de l’art, détaché du contexte politique « merdique » à l’œuvre lors d’un vernissage, Paul se lance dans des propos si caricaturaux qu’ils n’appellent aucune réaction. Ils laissent naturellement Serge de marbre.

Même s’il n’en a certainement pas fini avec ses travers dans la suite du film, on peut remarquer toutefois que Paul, une fois la prise de contact passée, s’engage sur le terrain de son dialogue avec Serge débarrassé d’une partie de ses tares. En première instance, Paul ne se compromet jamais à mentir à Serge 851 . Il ne se fait pas passer auprès de lui pour autre chose que ce qu’il est : un étudiant aux Beaux-Arts qui veut désormais faire « archi » pour devenir son assistant [séq. 11]. Il ne dissimule pas ses vices (l’héroïne, sa fréquentation des prostituées que Serge encourage de toute façon à Berlin – « vas-y », dit Serge). Il ne tait rien de ses comportements lâches envers Hélène, en ne cachant pas justement qu’il lui ment ou qu’il redoute de l’appeler depuis qu’elle a fait sa tentative de suicide [séq. 12 et séq. 38]. En deuxième instance, Paul n’est pas le médiocre coopérateur conversationnel que le spectateur était en droit de redouter. Car Paul assume à de très nombreuses reprises le rôle d’interlocuteur questionnant, qui cherche à nourrir et relancer le dialogue avec Serge, pour obtenir les quelques bribes que ce dernier veut bien lui confier. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, Paul demande à Serge de préciser ses propos après que ce dernier a affirmé sans appel que les femmes sont pour lui « sacrées » [séq. 21]. En troisième instance, et c’est de loin la plus importante, parce que Paul est fondamentalement un jeune homme « en demande de récit », pour reprendre une expression parfaitement appropriée des Cahiers du cinéma 852 .

C’est ici qu’il faut prendre toute la mesure de la séquence où le mari d’Hélène évoque pour Paul la figure tragique de Blondin, parce qu’elle a pour fonction (même si ce n’est pas la seule) de réassurer la prise de conscience spectatorielle de cette demande de récit qui caractérise Paul [séq. 27]. Dans cette séquence, en effet, Paul écoute presque religieusement le mari d’Hélène lui raconter la meurtrissure intime que fut pour Blondin de ne pouvoir devenir l’athlète qu’il aurait aimé être, les raisons aussi pour lesquelles il ne pouvait être que de droite à une époque où tout le monde était de gauche. Or, ce qui frappe dans cette séquence, c’est que rien ne vient expliquer diégétiquement la présence et les raisons d’un tel récit pour le spectateur. Certes, parce qu’il est question aussi de suicide, ce monologue fait résonner en abyme l’une des thématiques essentielles du film. Mais aucune information n’est donnée sur les raisons pour lesquelles le mari d’Hélène s’est retrouvé amené à faire ce récit à Paul. Le spectateur est plongé in medias res dans ce récit adressé à Paul, comme si la seule mise en présence du jeune homme avec un homme d’une génération plus âgée que la sienne suffisait à produire le déclenchement du récit. Comme s’il était naturel que Paul reçoive un récit, parce qu’il serait fondamentalement un personnage en demande de récit délivré par des personnages masculins appartenant aux générations précédentes.

C’est sur la base de cette demande de récit qui caractérise Paul que se situe pour bonne part l’enjeu du dialogue général qui se noue entre Serge et Paul. Parce que, comme nous l’avons déjà souligné 853 , Serge est un représentant de la génération 68, la demande de récit de Paul semble se faire à son contact extraordinairement pressante. Cette demande de récit, sans doute découle-t-elle du mélange baroque d’ignorance et d’admiration que Paul entretient avec les gens de la génération de Serge. Comme il l’avoue à ce dernier, Paul est incapable de lui dire si les gens de sa génération sont restés coincés dans leur jeunesse, parce qu’il n’en connaît pas beaucoup [séq. 17]. Son admiration, Paul la confesse moins volontiers : « Tu vois un mec de mon époque, quand même… on est un peu admiratif par rapport à vous… Enfin admiratif, c’est… j’exagère… » [séq. 21]. Mais le déni d’admiration, dans la seconde qui suit l’aveu de cette admiration même, dit à elle seule son ampleur et son importance. Cette ignorance admirative porte en tout cas avec elle le désir immédiat d’être assouvie au contact de Serge. Il est notable, en effet, que c’est Paul qui demande à Serge où il se trouvait en 68, dès la première vraie séquence où on les voit dialoguer ensemble [séq. 9]. Il est notable surtout que c’est Paul qui tire de lui-même la conclusion (qui sans doute pour lui s’impose) du fait que Serge se trouvait cette année-là à Paris : « Vous avez fait la révolution, alors ? » (on peut noter la tournure affirmative de la question). Il est notable enfin que Paul, dans le pan de dialogue qui suit, enchaîne directement sur une question sur le passé soixante-huitard de Serge (« Et en 68, vous faisiez quoi… ») [séq. 11], alors même qu’une séquence montrant la Porsche roulant sur une autoroute sépare ces deux pans de dialogue [séq. 10]. Quelque chose comme une forme d’obsession pour 68 se dessine ici de la part de Paul, sur laquelle vient prioritairement se greffer sa demande de récit.

Notes
849.

Le geste est d’autant moins crédible que Serge range ensuite le livret d’Autodélivrance qu’il avait à la main dans le tiroir d’une commode, avant d’ouvrir à Paul.

850.

De ce point de vue, il n’est peut-être pas inutile de noter que la Porsche rouge semble posséder une fonction pratique. Dans tous les films de la quatrième période, en effet, lorsque deux protagonistes se retrouvent en voiture, la majeure partie du temps paroles et échanges de paroles montent entre eux : rouler en voiture, dans les films de Philippe Garrel, c’est surtout prendre langue. Outre les multiples lectures symboliques qu’elle appelle (un dernier reste du rouge de la Révolution, une référence intertextuelle au cinéma des années 60 et à la Nouvelle Vague, voire un écho sibyllin au passé de Philippe Garrel lui-même puisqu’il a brûlé une voiture rouge en 68), outre le signe extérieur de richesse inattendu qu’elle représente, la Porsche a aussi pour fonction pratique de constituer une véritable « machine à parler ».

851.

Paradoxalement, c’est Serge qui ment deux fois à Paul. Une première fois en lui disant que son « boulot » est la raison du voyage de Berlin [séq. 31]. Une deuxième fois en lui disant qu’il va à son « rendez-vous » pendant qu’il laisse Paul aller avec une prostituée [séq. 36]. La séquence qui montre Serge se recueillant sur la tombe de sa femme donne à comprendre au spectateur que Serge a menti les deux fois [séq. 37].

852.

Cf. « Au fil du temps » in Cahiers du cinéma, n° 533, mars 1999, p. 27. L’article n’est pas signé. Souligné dans l’article.

853.

Cf. Chapitre V.